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RAPPORT
Vers un autre
système de santé

MICHAEL BALAVOINE
Rédacteur en chef de Planète Santé

BERTRAND KIEFER
Rédacteur en chef de la Revue Médicale Suisse

INTRODUCTION

Le système de santé suisse compte parmi les meilleurs et les plus performants du monde. La population, dans une large majorité, se dit satisfaite des prestations proposées et se montre très attachée à son fonctionnement. Pourtant, au-delà de ces constats positifs, ce système est soumis à une tension croissante. À cause de son coût, d'abord : les primes d'assurance-maladie et les dépenses liées à la maladie ont atteint la limite du supportable pour une part importante de la population (30% des Suisses renoncent déjà à des soins pour des raisons financières1). Si, fait remarquable, les prestations de santé financées par les primes de l'assurance obligatoire des soins (AOS) ont diminué en 2018 pour la première fois depuis l'introduction de l'assurance-maladie obligatoire en 1996, et ce de 0,3%2, l'augmentation des coûts risque de se poursuivre sous l'influence de deux tendances majeures : le vieillissement rapide de la population, d'une part, et les continuels progrès des technologies utilisées en médecine, d'autre part. Pour le moment, en effet, ces progrès sont davantage un facteur d'inflation que de maîtrise des coûts.

À cause du paradigme sur lequel repose ce système de santé, ensuite. Il n'est pas configuré pour faire face à l'actuel changement - rapide et d'une ampleur historique - qui touche l'expression des maladies. Comme le relève l'Organisation mondiale de la santé, les maladies chroniques non transmissibles (cancer, maladies cardiovasculaires et diabète, notamment) sont devenues la première cause de mortalité dans le monde. Le changement ne concerne pas seulement la mortalité, mais la manière d'être malade de chaque patient, avec des pathologies multiples et de plus en plus chroniques. L'organisation du système, avant tout axée sur les maladies aiguës, prises en charge selon une logique de type industriel, n'est donc plus adéquate. Le système doit désormais s'adapter à des besoins multiples, qui demandent un accompagnement de longue durée de maladies complexes.

Dans son organisation actuelle, le système de santé se trouve confronté à l'émergence d'une double crise : de durabilité et de sens.

1 De durabilité, d'abord, parce que ses coûts représentent une telle charge sur les assurés et la collectivité qu'ils menacent les principes mêmes de solidarité et de mutualisation qui fondent le système de santé. De plus, ce système n'est pas durable parce qu'aucun dispositif n'apparaît à même de fixer une limite à l'amélioration de la santé de la population et de chaque individu. Cela, alors que les ressources à disposition pour soigner et guérir sont, elles, limitées.

2 Une crise du sens, ensuite. Elle a de multiples origines. En premier lieu, la difficulté qu'a le système à concilier un double objectif imprécis, celui de soulager la souffrance des humains et les aider à rester en santé, en prenant compte de leurs vulnérabilités d'une part; et un autre objectif, de plus en plus précis, mais d'un ordre différent, qui consiste à obéir à des impacts chiffrés, à travailler avec des procédures et des coûts standardisés. Ce second objectif ayant tendance à l'emporter sur le premier, l'ensemble du système est soumis à un alourdissement des contrôles administratifs et un renforcement de l'emprise du management. Par ailleurs, cette évolution ne répond pas aux nouveaux défis décrits plus haut, auxquels les équipes soignantes font quotidiennement face. Cette crise du sens se traduit par une augmentation de la souffrance au travail du côté des soignants - allant parfois jusqu'à l'épuisement - ou encore par un sentiment de « chosification », ou de déshumanisation, ressenti aussi bien par les soignants que par les malades.

1 Guessous I, Gaspoz JM, Theler JM, Wolff H. « High prevalence of forgoing healthcare for economic reasons in Switzerland: a population-based study in a region with universal health insurance coverage. » Prev Med 2012;55:521-7.
2 Schlup J, « Les coûts baissent, et les primes ? », Bull Med Suisses. 2019;100(37):1211, DOI: https://doi.org/10.4414/bms.2019.18179

L'inadéquation entre l'organisation du système et les nouveaux besoins de la population n'a pas trouvé de réponse convaincante au niveau politique, et cela dans aucun des pays industrialisés. Depuis deux décennies, les programmes de changement se focalisent sur le contrôle du nombre et de l'activité des médecins et des hôpitaux, et sur une surveillance des prestations, voire sur leur restriction. De nombreuses initiatives ont aussi été prises visant à augmenter la concurrence au sein du système, mais sans amélioration en termes de coûts ou de qualité. Certaines démarches proposent par ailleurs une rationalisation des soins et une diminution des actes inutiles, parvenant à des résultats intéressants mais limités.

Au-delà de ces mesures, ce que nécessite la situation actuelle, c'est une transformation plus profonde de la culture sanitaire. Il s'agit d'axer la priorité du système non plus sur le seul traitement des maladies mais aussi sur la promotion de la santé. Ce qui suppose d'agir sur les déterminants de la santé (tissu social, environnement physique, soins notamment). La grande difficulté de la mutation en profondeur qui se trouve ici esquissée est moins de définir des buts que de baliser le chemin pour y parvenir, et cela en gagnant le soutien de la population. Pour parler métaphoriquement, il s'agit de faire évoluer la « maison santé » tout en continuant à l'habiter pendant les travaux – c'est-à-dire à y offrir et à y recevoir des soins dans de bonnes conditions.



12.2%
PART DES COÛTS DE LA SANTÉ
PAR RAPPORT AU PIB SUISSE

Nous sommes face à un choix fondamental. Soit l'innovation en matière de soins de santé se limite à des traitements de plus en plus coûteux pour un petit nombre de personnes, soit elle se dirige vers une organisation efficiente et utile pour le plus grand nombre.

PR NICHOLAS PETERS

CHEF DU SERVICE D'ÉLECTROPHYSIOLOGIE CARDIAQUE DE L'IMPERIAL COLLEGE LONDON. TRADUIT ET ADAPTÉ DE « TIME TO MAKE A FUNDAMENTAL CHOICE ABOUT THE FUTURE OF HEALTHCARE » PARU SUR LE SITE DU WORLD ECONOMIC FORUM LE 11 JUIN 2019.

Chapitre 1

POURQUOI FAUT-IL FAIRE ÉVOLUER LE SYSTÈME DE SANTÉ ACTUEL ?

Deux éléments majeurs demandent de redéfinir les bases philosophiques du système de santé :

1 Le constat - et la prise de conscience - que les ressources sont limitées et que le système ne peut continuer à croître sans limites. L'approche initiée au siècle dernier - expansionniste, pilotée par les progrès technologiques - a amené d'indéniables succès thérapeutiques dont il faut maintenant gérer les conséquences.

2 Le fait que les besoins sanitaires liés au vieillissement de la population demanderaient, pour garder le système dans son fonctionnement actuel, de prévoir un doublement du nombre d'hôpitaux. D'où la nécessité de sortir le système de son hospitalocentrisme et de concevoir une organisation tournée vers les besoins en santé d'une population vieillissante.

Si nous continuons ainsi, nous allons droit dans le mur.

DANIEL SCHEIDEGGER

PRÉSIDENT DE L'ACADÉMIE SUISSE DES SCIENCES MÉDICALES (ASSM).
REPRIS DE « DÉVELOPPEMENT DURABLE DU SYSTÈME DE SANTÉ », FEUILLE DE ROUTE DE L'ACADÉMIE SUISSE DES SCIENCES MÉDICALES. MARS 2019.

DES RESSOURCES LIMITÉES

Grâce à l'accélération du séquençage génomique et, au-delà, au moyen de la collecte et l'analyse par l'intelligence artificielle d'une quantité croissante de données individuelles et populationnelles, la médecine est en train de se personnaliser. La compréhension, la prévention et le traitement des maladies deviennent plus précis, plus efficaces et adaptés à chaque individu. En même temps, cette nouvelle approche tend à abolir les différences entre maladie, santé et amélioration. Le cadre de référence du normal et du pathologique devient flou. La technologie biomédicale, elle-même, ne cherche plus seulement à rétablir une « normalité », mais a comme conséquence de repousser les limites de la mort. Cette évolution est réjouissante en soi, mais elle se heurte au fait que les ressources à disposition sont limitées. Investir davantage dans le système de santé aura des conséquences en termes d'équité et d'accessibilité aux soins, au vu de la part croissante des dépenses de santé en regard du PIB et de l'évolution des salaires.



Aucune limite n'est fixée à l'amélioration de la santé tant qu'elle sous-entend une diminution de la mortalité et le soulagement de tous les troubles de santé. Or, il est clair qu'un tel progrès illimité ne peut être assuré avec des ressources limitées.

DANIEL CALLAHAN

FONDATEUR DU HASTINGS CENTER. ADAPTATION FRANÇAISE DE L'ACADÉMIE SUISSE DES SCIENCES MÉDICALES D'APRÈS LE LIVRE « SETTING LIMITS: MEDICAL GOALS IN AN AGING SOCIETY » (1987).

65%
 

LA PART DES COÛTS
DE LA SANTÉ PORTÉE PAR
LES MÉNAGES SUISSES
80
milliards


LES COÛTS DE LA SANTÉ
EN SUISSE EN 2019

L'augmentation des primes est bien plus forte que l'augmentation du PIB

AUGMENTATION DES COÛTS DE LA SANTÉ

L'augmentation annuelle des dépenses est inéluctable avec le vieillissement et les avancées technologiques.

Évolution des primes, des coûts de la santé et des salaires

Les dépenses de santé vont continuer d'augmenter

Taux de croissance annuel
des coûts de la santé

Facteurs impliquant une augmentation
des coûts de la santé

L'espérance de vie va continuer d'augmenter avec des personnes de plus de 65 ans atteignant plus de 11% de la population totale.

Les avancées technologiques et médicales améliorent la lutte contre les maladies transmissibles.

Les maladies non-transmissibles, notamment les cancers, les maladies cardiovasculaires et le diabète, continuent à augmenter.

10.059
billions

(milliers de milliards)
COÛTS DE LA SANTÉ PROJETÉS EN 2022 SELON LE CABINET DELOITTE.

TRANSITION DÉMOGRAPHIQUE ET MALADIES CHRONIQUES

Associés aux améliorations sanitaires et socio-économiques, les progrès de la médecine entraînent une augmentation à la fois de l'espérance de vie et du nombre de personnes âgées. Si bien qu'une partie croissante de la population nécessite un suivi de santé continu et coûteux. Par conséquent, le poids financier porté par la part active de la population ne cesse de s'alourdir. En même temps, les besoins de soutien social et d'accompagnement dus à la perte d'autonomie sont de moins en moins assumés par les proches et la famille.

À cela s'ajoute que les trajets de vie des personnes qui entrent dans le grand âge deviennent de plus en plus multiples. Naître, vivre et mourir au même endroit n'est plus la règle, ce qui change les rapports de solidarité et impose de repenser les liens entre le territorial, le social et le médical. Ces changements démographiques, positifs en eux-mêmes, mettent à rude épreuve le système actuel.

Pour les jeunes générations, la fin de vie sera marquée par des maladies chroniques complexes, des démences, ainsi que des défis psychosociaux liés notamment à la solitude. Il faut, dans ce sens, réussir à parvenir à une vision plus humaniste de la médecine, qui, à ce jour, a tendance à devenir de plus en plus technocrate et mercantile.

PR RALF JOX

CO-RESPONSABLE CHAIRE DE SOINS PALLIATIFS GÉRIATRIQUES (CHUV) « LIVRE BLANC : LES SOINS PALLIATIFS GÉRIATRIQUES EN SUISSE ROMANDE », NOVEMBRE 2018.

+75%
DE SENIORS AU MOINS DEVRAIENT AVOIR BESOIN
D'AIDE ET DE SOINS À DOMICILE EN 2040

49%
DES SENIORS SOUFFRENT D'AU MOINS
UNE MALADIE CHRONIQUE EN 2040

Document Prospectif du canton de Vaud PRISE EN CHARGE MÉDICO-SOCIALE ET SANITAIRE DES SÉNIORS À L'HORIZON 2040

Chapitre 2

DES INITIATIVES CONCRÈTES EN MARCHE
VERS UN AUTRE SYSTÈME DE SANTÉ

Face aux multiples problèmes intriqués, il semble nécessaire de réorganiser le système de santé, et surtout de proposer des voies d'améliorations concrètes.
Deux pistes apparaissent particulièrement intéressantes :

1. ORGANISER UNE CONTINUITÉ DU PARCOURS DE SOINS

Modes de gouvernance des institutions, modèles de financement, silos organisationnels et systèmes centrés sur l'hôpital : toutes les dimensions de l'organisation actuelle concourent à fragmenter le suivi des patients. Or, l'organisation d'une continuité des soins et la coordination entre les acteurs de terrain constituent un des facteurs majeurs d'amélioration, en termes aussi bien de qualité de la prise en charge que de maîtrise des coûts.

2. PRÉVENIR PLUTÔT QUE GUÉRIR

Le système actuel est conçu avant tout pour les personnes qui requièrent des soins immédiats. Il est centré sur l'urgence et le traitement aigu. La prise en charge précoce des individus à risque passe au second plan, malgré son efficience démontrée. Cela est vrai aussi bien pour les enfants et la prévention de l'obésité que, à l'autre extrême, pour les mesures de prévention du déclin fonctionnel (perte de l'autonomie du point de vue physique, psychologique ou social). Renforcer l'action précoce et la prévention devrait donc se trouver au centre des réformes.

La Suisse fourmille aujourd'hui de projets qui visent à rendre le trajet du patient plus cohérent et à mettre la prévention au cœur du travail soignant. Le secteur privé souhaite organiser des systèmes intégrés, incluant pour certains un ou des assureurs, des cliniques, et des centres ambulatoires, sous forme de réseaux de soins. De son côté, le Fonds national de la recherche scientifique, dans son programme national de recherche PNR74 (voir www.nfp74.ch/fr), finance plus de trente recherches qui ont pour but d'innover dans les domaines des rapports entre professionnels de santé et patients, d'imaginer des manières d'influencer les comportements individuels ou encore de donner plus d'impact aux politiques de santé publique. Parmi l'ensemble des réalisations concrètes, projets et idées visant à transformer la prise en charge des patients et le système de santé, deux semblent être particulièrement emblématiques :

1 Unisanté, le nouveau centre académique de santé et médecine de premier recours vaudois, qui propose une approche quasi unique au monde. L'interprofessionnalité, l'interdisciplinarité, la participation, l'approche populationnelle sont utilisées pour promouvoir la santé et répondre aux besoins de la population.

2 Les « Caring communities » qui ont l'ambition de réinventer le lien entre soutien social et suivi médical, afin de permettre aux personnes âgées et aux malades complexes et fragiles de rester à domicile le plus longtemps possible.

D'UN SYSTÈME INADAPTÉ AUX NOUVEAUX BESOINS DE LA POPULATION…

MULTIPLICATION DES PASSAGES AUX URGENCES
La prise en charge de patients aux besoins complexes, qui devrait être axée sur la prévention, commence trop tard et souvent après un épisode grave (AVC et infarctus par exemple).
 
FONCTION DE L'HÔPITAL CENTRÉE SUR LES SOINS CURATIFS
Les situations aboutissant à des guérisons sans séquelles après un traitement court sont plus rares. De plus en plus, les maladies demandent un suivi coordonné et continu plus long.
Vieillissement,
maladies chroniques,
polypathologies, limitations
fonctionnelles, risque de handicap

Moins d'argent disponible pour l'ensemble des besoins

Insuffisance de
prévention de
réadaptation et de
soutien

NOUVEAUX BESOINS AUX FINALITÉS MULTIPLES
• Vision populationnelle de la prise en charge
• Prévention
• Réadaptation
• Soutien social
 
AUGMENTATION DU RECOURS À L'INSTITUTIONNALISATION DES SOINS (EMS) OU D'AIDE À DOMICILE.
 

Adapté par le DR Jean-Pascal Devailly
à partir de The Coming of Age: Improving Care Services for Older People (National report) du 22 octobre 1997.

…À UNE ORGANISATION INTÉGRÉE

 
ORGANISATION ACTUELLE

Système axé sur la maladie

Responsabilité centrée sur le patient

Objectifs : guérir et soigner

Réponse centrée sur la demande

Logique d’établissement

Budget par mission et prestataire

Multidisciplinarité

ORGANISATION INTÉGRÉE

Système valorisant la santé et le bien-être

Responsabilité centrée sur la population

Objectifs : prévenir, guérir et soutenir

Réponse centrée sur les besoins

Logique de réseau

Budget par population

Interdisciplinarité

 

*Rapport sur la politique de santé publique du canton de Vaud (2018-2022), adapté de Fleury et Ouadahi, Les réseaux de soins intégrés d'organisation des services en santé mentale, Québec, 2002.

UNISANTÉ : UNE ALLIANCE UNIQUE POUR RÉPONDRE AUX ENJEUX DE SANTÉ PUBLIQUE

Avec l'augmentation des maladies chroniques et la nécessité de prendre en charge aussi bien une population locale dans sa globalité que des individus, il s'avère essentiel de former une première ligne de soins qui soit multidisciplinaire, qui englobe les médecins et les autres professionnels de la santé, et qui soit adaptée aux nouveaux besoins de santé. Il paraît notamment essentiel que cette première ligne de soins s'appuie sur une gestion populationnelle prenant en compte les déterminants de la santé (milieu professionnel, environnement, génétique, etc.). Développé par le canton de Vaud, Unisanté vise ces objectifs en rassemblant sous un même toit la recherche et l'enseignement universitaires, la médecine générale et de famille, la santé publique, la médecine du travail, la prévention et la formation des médecins dans une optique interprofessionnelle. Le tout en donnant comme but à cet ensemble organique d'augmenter la santé de la population et d'améliorer l'efficience et la qualité du système global.

LES 4 MISSIONS D’UNISANTÉ
• PRÉVENTION

Développer des nouveaux programmes proches des citoyens et de leurs préoccupations
• RECHERCHE ET ENSEIGNEMENT

Promouvoir la médecine de famille et former des généralistes en santé au travail
• ACCÈS AUX SOINS

Définir les réponses à donner aux besoins de santé de populations plus vulnérables
• COÛTS

Développer des capacités d’analyse, de pilotage et de financement du système de santé
COORDINATION DES SOINS : UNE ÉQUIPE PLURIDISCIPLINAIRE SOUS UN MÊME TOIT
"Le médecin de premier recours et son équipe pluriprofessionnelle seront demain toujours responsables de leurs patients dans le cadre de la rencontre individuelle, de la réponse aux besoins de soins, mais s'impliqueront encore plus dans la gestion du capital santé de leurs patients, notamment dans le cadre de ressources limitées. Demain, ces professionnels se montreront davantage proactifs, en partenariat avec les patients."

PR JACQUES CORNUZ

DIRECTEUR D'UNISANTÉ
REVUE MÉDICALE SUISSE, 10 JANVIER 2018.

RÉINVENTER LE LIEN SOCIAL AVEC DES «CARING COMMUNITIES»

Pour permettre aux personnes fragiles ou âgées de vivre à domicile de façon indépendante le plus longtemps possible, il est nécessaire d'articuler les besoins en santé aux multiples aspects de la vie quotidienne. Cela demande d'imaginer de nouvelles formes de soutien en complément aux soins médicaux proprement dits. Dans ce sens, la création de « communautés dont les membres prennent soin les uns des autres » (« caring communities » ou « communautés compatissantes ») comme celle que teste actuellement la Dre Heidi Kaspar, à la Careum Hochschule für Gesundheit, en Suisse alémanique, représente une piste intéressante. De telles communautés, en effet, représentent des formes de soutien informel, qui s'adaptent au contexte local, en ancrant le système d'aide sociale dans la confiance plutôt que dans la surveillance.


Une « caring community » est une communauté formée dans un quartier, une commune ou un village, où les gens prennent soin les uns des autres et se soutiennent mutuellement. Chacun reçoit et apporte quelque chose, et la responsabilité des tâches sociales est assumée collectivement. Définition proposée par l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) dans sa brochure : "Culture du soin dans les communautés : les proches aidants en point de mire" (2019).

"Une transition vers une société plus durable est aujourd'hui plus que nécessaire, et elle ne pourra se faire que si ses membres développent des aptitudes à se serrer les coudes et à s'entraider – à tout âge."

FILIP UFFER

ANCIEN DIRECTEUR DE PRO SENECTUTE VAUD

Chapitre 3

PISTES DE RÉFLEXION POUR UN AUTRE SYSTÈME DE SANTÉ

Dans tous les pays industrialisés, un même problème est diagnostiqué : focaliser le système de santé sur le traitement de la maladie a certes permis une formidable progression de l'espérance et de la qualité de vie. Mais cette approche s'avère incapable de répondre à la complexité actuelle des maladies, en partie engendrées par sa réussite. Plus qu'un problème de détail, c'est le paradigme lui-même qui n'est plus adéquat. C'est lui qu'il est nécessaire de repenser.

Au-delà des mesures économiques et politiques qui sont déjà légion et qui ont montré quelques résultats (dans le contrôle des coûts hospitaliers stationnaires par exemple3), ce sont des orientations inédites qui deviennent nécessaires. Non l'abolition des valeurs, mais une extension de la culture du soin, sous d'autres formes.

Voici cinq pistes de réflexion.

DÉFIS ACTUELS

Réorienter la vision de la médecine en définissant les valeurs, les objectifs et les missions d'une médecine durable.

Encourager la qualité de vie plutôt que sa durée.

Favoriser une vie décente plutôt que parfaite en ne tentant pas d'avoir raison de l'âge, de la maladie ou de la mort.

3 Voir à ce propos le rapport de l'OFSP « Évaluation de la révision de la LAMal dans le domaine du financement hospitalier », juin 2019.

ORIENTER LES OBJECTIFS DU SYSTÈME DE SANTÉ À PARTIR DES DÉTERMINANTS DE SANTÉ

Dans les sociétés à hauts revenus, la santé dépend en partie du système de soins. Mais en partie seulement, car il apparaît que ce système n'est responsable que d'environ 20% de l'état de santé de la population. De nombreux autres paramètres influencent cet état : la manière de vivre et de manger, l'environnement, la qualité des relations sociales ou encore le patrimoine génétique. Orienté avant tout vers le traitement de la maladie, le système de santé actuel ne considère pas suffisamment ces déterminants de la santé.

Or, sans prendre appui sur eux, il est impossible d'organiser une promotion de la santé et une prévention des maladies efficientes. Mais les prendre en compte suppose un élargissement du regard et un changement de modèle. Il s'agit de coordonner le système de santé avec de nombreux autres secteurs de la société comme l'emploi, le logement, l'environnement (y compris architectural) ou encore l'éducation.

Contribution à la santé
 

Culture, éducation, économie, alimentation


Environnement


Héritage génétique


Soins médicaux



Source : OFSP, spectra, août 2006, n°58

 

Les soins médicaux ne contribuent que pour 10 à 20 % à la santé mais coûtent extrêmement cher.

2019
Système de santé axé sur le traitement de la maladie
FUTUR
Système de santé axé sur le bien-être, la prévention et l'intervention précoce.
Plus l'État devra investir de fonds dans le système de santé, moins il en disposera pour d'autres domaines. Si des restrictions devaient s'imposer dans les domaines de l'éducation, du social ou de l'environnement, cela entraînera à long terme une dégradation de l'état de santé de la population.

REPRIS DE « DÉVELOPPEMENT DURABLE DU SYSTÈME DE SANTÉ », FEUILLE DE ROUTE DE L'ACADÉMIE SUISSE DES SCIENCES MÉDICALES. MARS 2019.

DÉTERMINANTS DE LA SANTÉ, QU'EST-CE QUE C'EST ?
Facteurs définissables qui influencent l'état de santé, ou qui y sont associés. La santé publique se rapporte essentiellement aux interventions et aux activités de plaidoyer qui visent l'ensemble des déterminants de la santé modifiables, non seulement ceux liés aux actions sur les individus, tels les comportements en matière de santé et le mode de vie, mais également les facteurs tels que le revenu et le statut social, l'instruction, l'emploi et les conditions de travail, l'accès aux services de santé appropriés et l'environnement physique. Les déterminants de la santé interagissent entre eux et engendrent des conditions de vie qui influent sur la santé.

Agence de la santé publique du Canada, 2007

DÉTERMINANTS DE LA SANTÉ

Source: Health Promotion International

4.6 ANS
LES HOMMES DE 30 ANS AVEC UN BAS NIVEAU DE FORMATION ONT UNE ESPÉRANCE DE VIE INFÉRIEURE DE 4,6 ANS À CELLE DE CEUX QUI AURAIENT SUIVI UNE FORMATION UNIVERSITAIRE.

NOUVEAUX MÉCANISMES DE FINANCEMENT DU SYSTÈME DE SANTÉ

Si l'on prend comme point de départ l'année 1995, l'augmentation globale des coûts de la santé (+3,6% par an en moyenne) a été presque deux fois moins élevée que celle des primes (+6,3% par an en moyenne). Ce décalage est en partie lié au déplacement de prestations qui avant étaient fournies uniquement dans les hôpitaux, vers la médecine ambulatoire (prestations qui ne demandent pas d'hospitalisation pour la convalescence). Or, celle-ci est à la seule charge des assurés alors que les cantons paient une grosse moitié des coûts (55%) des traitements hospitaliers stationnaires (ceux qui nécessitent de séjourner au moins une nuit à l'hôpital). Malgré cela, il est clair que le mouvement vers l'ambulatoire est positif, à plusieurs égards. D'abord, l'ambulatoire offre une configuration mieux adaptée aux soins de longue durée liés au vieillissement de la population. Ensuite, il apporte une maîtrise des coûts globaux – l'hôpital étant une manière hautement spécialisée mais très coûteuse de dispenser des soins. Enfin, l'ambulatoire est un modèle à la fois durable et organisé en réseau, capable d'absorber l'augmentation prévue de malades chroniques sans avoir besoin de construire les nouveaux hôpitaux qui seraient nécessaires si l'on cherchait à les soigner en suivant le modèle actuel. Pour que le mouvement de transition vers l'ambulatoire puisse continuer, des incitatifs sont indispensables. Le financement unique (moniste), par le même payeur, des coûts de l'hospitalier et de l'ambulatoire est une forme majeure, mais pas la seule, de ce type d'incitatifs.

1 Milliard
LES ÉCONOMIES POTENTIELLES À LONG TERME
D’UN FINANCEMENT MONISTE

L'attribution d'un financement public pour une partie des prestations ambulatoires redonnerait une dose de solidarité au système et aurait un effet immédiat sur la baisse des primes.

DR PHILIPPE EGGIMANN

PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ MÉDICALE DE LA SUISSE ROMANDE (SMSR) ET DE LA SOCIÉTÉ VAUDOISE DE MÉDECINE PLANÈTE SANTÉ, N°29, MARS 2018.

INNOVER DANS LES MODÈLES DE SOINS EN SE BASANT SUR LES DONNÉES

Le système de santé représente probablement l'organisation globale la plus complexe des pays développés. Dans la transformation qu'il lui faut suivre, le principal défi consiste à le transformer tout en assurant son fonctionnement au jour le jour, sans déstabilisation. Pour réussir cette mue, il paraît essentiel que puissent être testées et évaluées des innovations concernant son organisation et son financement sans que l'existant soit mis en péril.

Pour tester de nouveaux modèles, trois éléments apparaissent essentiels :

1Associer les forces en présence, au-delà des clivages actuels, par exemple au moyen de partenariats public-privé.

2Expérimenter des projets pilotes reposant sur d'autres systèmes de financement et d'autres incitatifs.

3Organiser une collecte de données fiables sur la santé des individus et des populations, ainsi que sur les prestations dispensées, dans le but de piloter ces modèles, mais aussi de les évaluer et de les comparer.

Ces expérimentations devraient se focaliser sur des populations ou des zones géographiques. Cette restriction territoriale viserait à ne pas déstabiliser l'ensemble du système sanitaire des cantons avant que les projets soient évalués. Leur financement pourrait par exemple se faire par capitation (paiement forfaitaire au nombre de personnes prises en charge par un généraliste ou une entité de médecine de premier recours), avec une rémunération incitative en matière de prévention. Une autre idée serait d'organiser un monitorage précis des personnes âgées et fragiles, afin d'intervenir avant la survenue d'un événement grave.

C'est clairement dans le sens de cet ensemble que va le projet du Conseil fédéral d'introduire un « article expérimental » dans la LAMal. Cet article, s'il est validé par le Parlement, permettrait aux cantons et aux assureurs de tester des mesures et des projets dérogeant aux dispositions de la LAMal et de ses ordonnances. Il fait partie du premier paquet de neuf mesures proposées par le Conseiller fédéral Alain Berset en charge de la santé en août 2019 pour réduire les coûts.

IMPLIQUER LA POPULATION ET LES PATIENTS

NIVEAU INDIVIDUEL : VERS UNE NOUVELLE DÉFINITION DE LA SANTÉ

Confrontée aux progrès de la médecine et à ses nouvelles possibilités de prévention, de prédiction et d'amélioration, la définition de la santé de l'Organisation mondiale de la santé n'apparaît plus adaptée. L'état de complet bien-être ne peut plus constituer une référence. Toute définition programmatique ou normative se montre dépassée par une double complexité : celle des possibilités technologiques à disposition d'une part, et celle des situations des patients, d'autre part. La santé, désormais, apparaît plutôt comme la capacité de s'intégrer à son environnement, d'évoluer avec lui tout en participant à son évolution, d'exister librement au sein d'un écosystème corporel, social, émotionnel et culturel. Dans ce cadre, il n'existe pas de « mieux » valable pour tout le monde : les procédures de soins doivent résulter d'une codécision entre patients et soignants, les patients agissant en même temps de plus en plus comme des co-thérapeutes. Pour que cette évolution soit possible, il paraît essentiel d'améliorer, dès le plus jeune âge, le savoir et les compétences de la population en matière de santé et de faire connaître les enjeux qui l'entourent (littératie en santé).

Tout comme les scientifiques de l'environnement décrivent la santé de la terre comme la capacité d'un système complexe à maintenir un environnement stable dans une fourchette de temps relativement étroite, nous proposons la formulation de la santé en tant que la capacité d'adaptation et d'autogestion d'un individu au cours du temps.

MACHTELD HUBER ET AL.

BRITISH MEDICAL JOURNAL, 2014.

Rôle du patient

Des choix de plus en plus complexes à faire en matière de santé nécessitent un rôle actif du patient. Du modèle paternaliste du siècle dernier, le système de santé doit passer à celui du patient partenaire.


APPROCHE PATERNALISTE (1)

Les prestations de soins sont fournies par le soignant et basées sur l'intervention, le traitement. Le patient a peu de place.


APPROCHE CENTRÉE SUR LE PATIENT (2)

C'est le patient qui est au centre du travail et des actions du soignant.


APPROCHE DU PATIENT COMME PARTENAIRE (3)

Les patients sont considérés comme étant des partenaires de soins au même titre que les autres soignants de l'équipe. Ils ont leur propre et unique expertise.

NIVEAU POPULATIONNEL : L'HEURE DES CHOIX

Il s'agit de définir les limites de la médecine qui doit être remboursée, autrement dit, de débattre démocratiquement. Parmi les questions qui se posent : sur quelles bases redéfinir les objectifs de la médecine ? Les actes médicaux doivent-ils viser le rétablissement complet de l'individu selon des critères biologiques, ou d'intégration sociale ? Ou chercher son amélioration et une prolongation indéfinie de sa vie ?
Comment ajuster la balance entre les approches communautaire et celles qui placent l'individu au centre ? Comment faire un choix parmi les prestations rares ou très coûteuses ? Les réponses à ces questions ne sont pas simplement rationnelles. Elles font référence à des valeurs implicites. Elles doivent résulter d'un choix de société. Et pour que celui-ci soit le plus authentique possible, il s'agit d'instaurer une « démocratie sanitaire » qui dépasse les affrontements de pouvoir et les intérêts particuliers. Le grand débat citoyen décentralisé que la France a récemment organisé autour de la loi de bioéthique pourrait être un exemple de la manière démocratique de décider des critères de choix, des buts à suivre et des valeurs à promouvoir pour la médecine de demain.

Le système de soins est paralysé par les intérêts contradictoires de ses administrateurs. Pris en tenaille entre rapports de force et compromis, ils ne peuvent que perpétuer l'ordre sanitaire existant. Que décide le peuple ? Rien ou peu de choses. Redonnons-lui donc la parole.

CHARLES KLEIBER

ANCIEN SECRÉTAIRE D'ETAT À L'ÉDUCATION ET À LA RECHERCHE. « LE SYSTÈME DE SANTÉ EST INDIGNE », LE TEMPS, SEPTEMBRE 2018.

PRENDRE SOIN DES SOIGNANTS

De nombreux indicateurs montrent qu'une crise larvée touche actuellement les professionnels de santé. Ceux-ci se trouvent soumis à des injonctions contradictoires : d'une part, travailler selon le modèle actuel, et ses procédures croissantes de contrôle et de limitation ; d'autre part, soigner et accompagner au mieux chaque patient, avec une attention particulière à la vulnérabilité. A cela s'ajoute la difficulté d'une époque qui peine à comprendre les enjeux de la prise en charge de la souffrance, de la finitude et de la mort. Et qui conçoit, de manière croissante, la médecine à la manière d'une consommation comme une autre. Ces facteurs contribuent à une augmentation préoccupante de l'épuisement professionnel des soignants qui apparaît à son tour comme un marqueur de la crise du système de santé. Un mal-être qui a même tendance à aggraver les problèmes du système en se répercutant sur le bien-être des patients et sur l'efficacité de leur prise en charge. Cette crise des soignants, qui augmente à mesure de la pression managériale exercée pour contrôler les coûts, représente un indicateur du changement de fond nécessaire.

TRIPLE OBJECTIF > QUADRUPLE OBJECTIF

Pour s'optimiser, le système de santé devrait s'orienter sur un triple objectif d'après le concept développé par le médecin américain William Kissick au milieu des années nonante. Aujourd'hui, un quatrième, le bonheur des soignants, semble tout aussi important que les trois autres.


On imagine trop souvent qu'il s'agit de mettre en place des choses très complexes pour remédier à la souffrance des collaborateurs. En fait, une grande souffrance se soigne souvent avec des approches très simples, avec de petits changements qui peuvent améliorer le quotidien.

PR IDRIS GUESSOUS

MÉDECIN-CHEF DU SERVICE DE MÉDECINE DE PREMIER RECOURS DES HUG. REVUE MÉDICALE SUISSE, 9 JANVIER 2019.

CONCLUSION

Aujourd'hui, le système de santé suisse est l'un des plus performants du monde. Difficile, dès lors, de se convaincre qu'il est urgent de le réformer. Pourtant, une crise est non seulement certaine pour le futur, mais déjà présente par bien des aspects.

Les causes de l'augmentation des prestations de santé sont connues. Il s'agit principalement du vieillissement de la population et de l'arrivée de technologies et de traitements de plus en plus sophistiqués. À cela s'ajoutent des attentes croissantes de la population concernant l'offre médicale et ses possibilités de lutter contre la maladie. Des attentes qui, in fine, portent sur la finitude de l'existence.

Impossible de répondre aux défis modernes - l'hyperlongévité, l'inflation des technologies, les nouveaux besoins, les souffrances et les attentes de la population – au moyen de mesures simples, telles qu'une enveloppe budgétaire, ou de principes comme la concurrence. La seule réponse à la hauteur consiste à transformer l'ensemble de la culture sanitaire. En favorisant la prévention, la promotion de la santé et, au-delà, la littératie en santé ; en renforçant la médecine de première ligne ; en améliorant les déterminants de la santé.

Mais comment reconstruire la « maison » du système de santé, en partant de son existence actuelle – où sont intriqués les métiers, les bâtiments (hospitaliers par exemple), les procédures, les financements et les intérêts particuliers - pour l'amener vers autre chose ? La complexité à affronter est immense et l'ouverture à des projets expérimentaux, proposée par le Conseiller fédéral en charge de la santé, Alain Berset, représente certainement l'un des meilleurs moyens pour avancer concrètement. À condition que tous les acteurs jouent le jeu et que le politique sache profiter du savoir qui va en émerger.

Après des décennies d'expansion du système de santé sans véritable remise en question, l'heure des choix est arrivée. Les Suisses ne pourront pas faire l'économie d'une profonde réflexion et d'un débat démocratique qui dépasse de beaucoup l'actuelle discussion sur l'augmentation des primes.

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