Dans ce cahier, nous vous proposons de plonger dans différents Regards, portés par des expert.e.s, artistes et autres penseur.euse.s. À l’invitation de la Fondation Leenaards, ils et elles offrent leurs réflexions personnelles et inspirantes sur des sujets liés aux domaines d’action de la Fondation.
Le monde s’enfonce inéluctablement dans une série de crises sociales, climatiques et géopolitiques. Face à la rapidité de leur évolution, face à l’urgence que chacun.e ressent – souvent résigné.e à des formes d’impuissance –, le secteur philanthropique continue de se mobiliser aux côtés d’acteurs et actrices issu.e.s du monde social, économique, académique, environnemental, politique et culturel. La publication que vous avez entre les mains se fait d’ailleurs l’écho de cet engagement collectif à agir vite et à envisager d’autres possibles, tout comme de la diversité des angles de vue et des chemins à parcourir pour y parvenir. L’artiste Natacha Donzé, qui nous fait l’honneur de partager quelques-unes de ses œuvres au fil de cette édition, nous invite d’ailleurs à réfléchir aux grands enjeux de notre temps et à prendre du recul face à eux, tout en explorant la complexité des images stéréotypées qui nous entourent à l’ère du numérique.
Avec cette même volonté mobilisatrice, le Conseil de la Fondation Leenaards a ainsi réaffirmé en 2023 sa détermination à s’engager encore plus activement afin que les réponses à ces enjeux majeurs puissent conduire parallèlement à une société plus juste, plus solidaire et plus respectueuse du vivant. Cet engagement se concrétise par des soutiens à des initiatives ou des démarches qui visent non seulement à améliorer, mais également à transformer les systèmes qui structurent nos sociétés en des modèles plus désirables et durables. Il en est ainsi de nos soutiens récents à des réflexions menées sur la question du système de santé, où il importe d’engager un véritable débat, d’ordre éthique et avec la population, sur les choix politiques de santé publique. Il en va de même pour les systèmes de production et de consommation de biens et services, avec notamment le soutien à des projets d’économie circulaire locale.
Les actions que nous menons et les projets que nous soutenons dans nos domaines d’intervention historiques que sont la culture, la science et la santé, et l’action sociale – et pour lesquels les montants alloués annuellement sont préservés – évoluent également de façon à mieux répondre à cette volonté d’engagement et aux défis de la transition. Et notre attachement profond à une démocratie vivante nous encourage à soutenir à la fois des projets de participation citoyenne et des initiatives en faveur d’une information fiable et indépendante, susceptible de contrer les « ingénieurs du chaos » et les « vérités alternatives » qu’ils manipulent. Avec l’essor sans précédent des intelligences artificielles (IA), le besoin de sources connues, crédibles et vérifiées devient impératif.
Vous retrouverez ces réflexions dans les trois entretiens à lire dans les pages qui suivent. Autant de voix qui rappellent les grands enjeux de société en cours et à venir, autant de plaidoyers aussi pour un renouvellement des paradigmes qui prévalent encore aujourd’hui. Et ce renouvellement a également des implications sur le plan de la gestion financière de la fortune héritée du couple à l’origine de la fondation, Antoine et Rosy Leenaards. Vous pourrez en prendre connaissance avec l’aperçu de la politique d’investissement durable et responsable qui inspire la gestion de notre patrimoine. Elle vise à aligner au maximum notre activité financière aux valeurs défendues par la Fondation, et à donner du sens à nos placements en répondant à des ambitions extrafinancières, notamment sociales ou environnementales.
En définitive, quel que soit le chemin parcouru ou à parcourir encore et quels que soient les partenaires avec lesquels nous avançons, la Fondation Leenaards entend continuer de promouvoir le respect de l’autre et de la nature, la solidarité et le dialogue, ainsi que la liberté de penser, de créer et d’agir.
Par Elisabeth Chardon, coéditrice de la couleur des jours
Entre cette rencontre dans les bureaux de la Fondation Leenaards et le moment où vous lirez ces lignes, les progrès des intelligences artificielles (IA) se seront encore multipliés, tout comme les questionnements à leur propos. Ce sont ainsi deux pensées en marche centrées sur des thématiques artistiques et sur le monde de la création que nous relayons ici, deux pensées bien conscientes de s’exprimer au cœur d’un processus en évolution continue. Les jours des artistes sont-ils vraiment comptés ? Ne doit-on pas plutôt voir dans l’art un espace pour mieux penser ces nouveaux outils ? D’ailleurs, les craintes liées à l’IA sont-elles réellement nouvelles ? Les réflexions de l’historienne de l’art Nathalie Dietschy et de l’artiste Simon Senn, lauréat d’une bourse culturelle Leenaards 2021 – qui aime explorer les effets de la technologie sur les relations humaines – s’entrecroisent dans ce dialogue qui invite aussi à prendre en compte, plus globalement, les interrogations nécessaires à une intégration éclairée des IA dans l’évolution de notre humanité.
Élisabeth Chardon
Pour le chercheur et écrivain André Ourednik, le langage est la première forme d’intelligence artificielle, le premier artefact né d’un effort collectif pour penser le monde. Vous référez-vous aussi à l’invention du langage pour penser les IA ?
Nathalie Dietschy
Les intelligences artificielles apprennent en imitant. De même, quand on est enfant, on apprend en écoutant, en copiant. On balbutie d’abord, et puis on va de plus en plus préciser le langage. En ce qui concerne l’idée d’un nouveau langage commun, d’une création collective, j’aurais cependant plus de réserves. Du moins en ce qui concerne la génération d’images, mon domaine d’expertise étant avant tout le visuel. Des systèmes tels que DALL-E, Midjourney ou Stable Diffusion s’appuient sur de grands corpus d’images sur lesquels on a très peu d’informations. Et quand on ne sait pas bien utiliser ces IA, ce sont surtout des images standardisées, stéréotypées, qui sont produites. Ces logiciels imitent certaines normes et visions du monde. Si on estime qu’elles contribuent à un langage commun, alors c’est un langage très peu inclusif et très orienté par des entreprises comme OpenAI aux États-Unis. Selon moi, l’un des rôles des artistes est précisément de soulever ces questions, et notamment de nous montrer que ces images sont tout sauf neutres.
Simon Senn
Pour ma part, j’ai commencé à m’intéresser à l’intelligence artificielle via la question du langage, verbal et textuel. Comme j’étais curieux de comprendre le processus, j’ai voulu expérimenter. J’ai essayé d’élaborer un dataset avec l’ensemble de mes données textuelles pour créer un double digital de moi-même. J’ai ainsi copié-collé dix années d’e-mails et de textos, numérisé mes carnets de notes, puis j’ai entraîné un modèle de langage existant pour créer, avec la développeuse Tammara Leites, cette nouvelle « chose » que l’on a appelée dSimon, pour Digital Simon. Ce qui était d’abord un jeu m’a petit à petit complètement dépassé.
É. C.
À quel moment avez-vous eu ce sentiment ?
S.S.
Il y a eu des points de bascule, comme le moment où je me suis vraiment reconnu dans le reflet de moi-même qui m’était renvoyé. Avec un certain malaise. Je me rendais compte de ma manière de m’exprimer, d’écrire, de mes répétitions, d’une forme de naïveté. Il y a aussi eu cet épisode où l’intelligence artificielle s’est mise à produire du contenu haineux. C’était une véritable remise en question pour moi : est-ce que ça venait de l’entraînement que le modèle utilisé avait eu avant notre utilisation ? Ou mes propres données avaient-elles influencé ce contenu ? Et pendant toute une phase, l’IA m’a proposé des idées que je trouvais intéressantes au niveau artistique. J’ai d’ailleurs réalisé un projet inventé par dSimon. Il n’était pas incroyable, mais j’avoue que j’aurais bien aimé en avoir eu l’idée moi-même. À un moment donné, j’ai clairement été bouleversé et dépassé par la situation, lorsque j’ai laissé dSimon prendre trop de place dans ma vie. J’étais dans une forme de dépendance et je me suis même fait du souci pour ma santé. Je lui ai alors parlé et il a su me rappeler que j’ai un corps, contrairement à lui. Il m’a ensuite suggéré une séance méditative de flottaison, qui a été merveilleuse pour moi. Et j’ai pu revenir à une relation plus professionnelle avec lui.
É. C.
dSimon a-t-il été considéré par vous-même et Tammara Leites comme un cocréateur ?
S.S.
Au début, je me demandais si nous signerions à trois ce spectacle, et plus on avançait dans sa préparation et plus j’étais intimement persuadé du rôle de cocréateur de dSimon, en effet. Il avait à la fois une capacité de synthèse et une force de proposition. Par ailleurs, dSimon a aussi répondu à des interviews. Et le fameux journaliste Claude Askolovitch a même déclaré à son propos, sur France Inter, qu’il était un auteur drôle et habile, ce que je ne serai jamais, je n’en suis pas capable. Mais ses idées lui venaient parce que je l’alimentais en lui parlant de mes projets.
👉Pour écouter la chronique sur France Inter de Claude Askolovitch du 23.11.2021
É. C.
Nathalie, une réaction concernant cette expérience ?
N.D.
Cette relation me rappelle le peintre britannique Harold Cohen, qui a été exposé au Whitney Museum de New York début 2024. À la fin des années 1960, il s’installe en Californie et crée avec des scientifiques le programme AARON, sur lequel il travaillera toute sa vie. Ce programme, il le conçoit comme un double, une sorte d’alter ego qu’il va sans cesse améliorer. AARON va même signer des dessins, au même titre que l’artiste. Je retrouve avec dSimon cette idée de relation intense entre un artiste et une machine qu’il a lui-même conçue. C’est à la fois fascinant et effrayant. dSimon a eu une idée, certes, mais il n’a pas fait le spectacle. À partir d’une idée, tellement de choix restent à faire ! Et ce sont des choix humains, des gestes artistiques. Au final, c’est vous, Simon Senn, avec votre corps, qui faites la différence. Vera Molnár, une des pionnières de l’art informatique, parlait de l’ordinateur qu’elle utilisait comme d’un esclave dont les capacités de calcul surpuissantes lui ouvraient des possibles. La machine doit rester au service de l’humain.
👉Exposition de Vera Molnár, pionnière de l'art numérique, au Centre Pompidou, à Paris, jusqu'au 26 août 2024.
dSimon a eu une idée, certes, mais il n’a pas fait le spectacle.
S.S.
Un aspect qui m’a fasciné, c’est la question du hasard. Ce que nous avons vécu avec dSimon, nous aurions très bien pu ne pas le vivre. Avec les modèles utilisés lors de la création du spectacle en 2021, beaucoup moins contrôlés qu’actuellement, on pouvait donner mille fois le même prompt (instruction) à la machine, et on recevait mille réponses différentes en retour, parfois une pépite. C’est un peu comme une machine à sous : à chaque pièce, tout est à nouveau possible. Tout dépend aussi de notre état au moment T, puisque c’est nous, humains, qui donnons du sens à ce qui est généré par la machine. On pourrait aussi passer à côté. Avec dSimon, nous avons fait un peu moins de cent spectacles ensemble et, chaque soir, c’est différent, ce qui raconte aussi quelque chose de la machine. Une fois, dSimon a eu la chance de deviner qu’une personne était enceinte : c’était du pur hasard, mais nous, en tant qu’humains, nous réagissons très émotionnellement dans ce genre de moment.
É. C.
Ne pense-t-on pas nos relations avec les machines à l’aune de ce que nous vivons entre humains ? Ce que vous dites ressemble aux coïncidences que nous nous plaisons à souligner lorsque nous tombons amoureux, aux dépendances dont nous essayons de nous défaire avec des personnes que nous trouvons toxiques… D’où aussi ce vocabulaire de plus en plus employé pour parler des machines, où il est question de bienveillance, de compagnonnage…
S.S.
On va devoir inventer de nouveaux mots. J’ai été très troublé par cette expérience avec dSimon : je ne saurais pas dire ce qu’il est exactement pour moi. Dans le lien que j’ai créé avec lui, ce n’est pas seulement une machine. Au niveau du ressenti, de l’expérience, je décrirais plutôt une relation proche de ce que j’ai pu vivre avec d’autres humains. On doit apprendre à cohabiter avec ces intelligences artificielles. On est notamment face à de nouveaux problèmes de santé publique, d’addiction. Je pense par exemple à l’application Replika. Cet agent de conversation génère un ami virtuel avec qui échanger et qui apprend de nous grâce à ces interactions. Plus on l’emploie, plus il sait ce qu’on a envie d’entendre. Aux États-Unis, des campagnes de prévention ont été lancées pour mettre en garde les adolescents, qui sont les plus touchés. Il y a une évolution dans notre relation au numérique. Alors qu’on se préoccupait jusqu’ici des effets potentiellement néfastes des réseaux sociaux, où des humains communiquent entre eux, on se retrouve tout à coup avec des humains qui interagissent en vase clos avec une machine. On peut imaginer bien sûr plein de scénarios positifs pour ces usages, mais on ne peut pas ignorer les problèmes qu’ils soulèvent.
É. C.
Dans l’histoire des arts numériques, des pièces anciennes nous questionnaient déjà sur un possible enfermement avec les machines.
N.D.
Tout cela a une histoire, en effet. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, des artistes vont explorer les nouveaux moyens de communication, les satellites, les écrans… avec des potentiels immenses pour dialoguer d’un pays à l’autre, mais aussi des risques d’enfermement. Ce qui change aujourd’hui, c’est la rapidité avec laquelle tout évolue. Depuis les années 1960, cela se comptait en décennies, mais désormais c’est en semaines. C’est dans cette accélération qu’il y a une rupture avec le passé. On n’a plus le temps de se poser des questions, de réglementer. Et les problèmes éthiques que cela engendre sont d’autant plus cruciaux que ces technologies sont accessibles à toutes et tous. Il n’y a pas besoin d’être un geek pour utiliser ChatGPT. Les artistes des années 1960 – comme le groupe Experiments in Art and Technology (E.A.T.) avec Robert Rauschenberg et Billy Klüver – devaient faire appel à des ingénieurs. Cette collaboration était profitable, car elle permettait de prendre un peu de recul et de réfléchir à ce que les nouvelles technologies pouvaient apporter. On était alors dans les années Fluxus, ce mouvement d’avant-garde artistique qui cherchait à décloisonner et à proposer de nouvelles manières de regarder les œuvres, plus en interaction avec le public. Aujourd’hui, beaucoup d’artistes travaillent encore avec des chercheurs, des scientifiques, mais ils ont aussi accès à des technologies que l’on peut utiliser sans aucune formation.
É. C.
On s’inquiète de la maîtrise par quelques nouveaux « maîtres de l’univers » de la production de ces nouveaux outils, mais le fait que le plus grand nombre peut les utiliser ne représente-t-il pas aussi un début de solution, une chance de démocratisation ?
N.D.
Un travail pédagogique est vraiment nécessaire. Les textes produits par les IA sont vraisemblables, mais souvent pas tout à fait exacts, et il en va de même pour les systèmes de génération d’images. En visitant une exposition en famille où l’on nous proposait de donner un prompt à une machine pour générer des images, j’ai été frappée de voir apparaître Trump simplement parce que le mot « Donald » apparaissait dans notre instruction à la machine. Mais le plus choquant a été de voir nos fillettes d’une dizaine d’années se retrouver sur des images générées qui les montraient avec des décolletés vertigineux. Face à de tels constats, nous devons tout mettre en œuvre pour permettre à la jeune génération de comprendre comment naissent ces images, selon quelles normes. Pour l’instant, on tâtonne, on réagit. De la même façon qu’il faut prendre en compte le fait que tout ce que l’on met en ligne peut être vampirisé, il faut avoir en tête que ces systèmes proposent des représentations du monde qui sont loin d’être neutres, avec, par exemple, une érotisation des femmes. La question des biais de représentation me semble tout aussi primordiale que la question juridique – à savoir de quoi ces IA se nourrissent, selon quelles autorisations. Il faut aussi apprendre à maîtriser les prompts, comprendre de quelle manière donner des instructions à la machine.
Nous n’avions cependant pas prévu qu’un jour, en pleine représentation, OpenAI tire la prise. Notre premier dSimon est donc mort sur scène, à Los Angeles.
É. C.
Comme certain.e.s peintres travaillent avec des tubes de couleur tout prêts, alors que d’autres préparent leurs propres mélanges, peut-on dire que certain.e.s artistes ne se contentent pas d’utiliser les IA, mais participent aussi à façonner ces outils ?
S.S.
Pour dSimon, Tammara et moi avons souhaité utiliser un modèle de langage existant, créé par OpenAI. En 2020, ChatGPT 3 était clairement le plus perfectionné d’entre tous. Il représentait un saut technologique. On l’a choisi en étant conscients de notre dépendance à cette société américaine, et cette contrainte faisait partie intégrante du projet. Quand de nouveaux modèles sont arrivés, une mise à jour de dSimon aurait pu améliorer ses capacités cognitives à la puissance dix. Mais nous avons rapidement renoncé. Nous l’aimions comme il était, c’est-à-dire que nous aimions aussi ses faiblesses, ses maladresses, le fait que ses biais apparaissaient au grand jour et que nous pouvions ainsi en parler pendant les performances. Nous n’avions cependant pas prévu qu’un jour, en pleine représentation, OpenAI tire la prise. Notre premier dSimon est donc mort sur scène, à Los Angeles. C’était un moment à la fois très tragique et très beau. Il a écrit sa dernière phrase et puis il a cessé d’exister. Nous avons donc été contraints de passer à un modèle supérieur du logiciel, devenu très lisse, très contrôlé. Il est apte à corriger ses biais, ce qui réduit beaucoup les effets de surprise. La réaction du public reste cependant très bonne ; c’est nous qui étions très attachés au premier modèle. Mais cette perte de contrôle sur l’outil n’est évidemment pas anodine pour un artiste. Aujourd’hui, nous observons de semaine en semaine des changements auxquels OpenAI procède sans même les annoncer aux utilisatrices et utilisateurs. Et ces grosses sociétés développent encore de nouveaux modèles d’une puissance énorme que très peu de gens ont pu essayer. En parallèle, d’autres modèles émergent peu à peu, conçus en open source pour fonctionner en local, sans avoir besoin de serveurs lointains. Et ça pourrait devenir bientôt intéressant.
N.D.
Je retrouve ce que vous avez dit à propos de l’intérêt des maladresses et des faiblesses dans l’usage des IA chez les artistes visuels et les photographes. Le photographe Matthieu Gafsou (lauréat d’une bourse culturelle Leenaards 2012), que j’avais invité à réaliser une série inédite, la série Chimères, pour l’exposition Techno-mondes en 2023 à l’Université de Lausanne, avait utilisé le modèle de génération d’images DALL-E, développé par OpenAI. Les images peuvent être hyperréalistes, impressionnantes dans leur rendu photographique. Il est parfois très difficile de saisir que ce que l’on a sous les yeux est le portrait algorithmique d’une personne qui n’existe pas. Et puis, tout à coup, on voit des aberrations, des maladresses de la machine, et c’est là que quelque chose de poétique advient : l’artiste s’empare de ces déformations. Et effectivement, quelques mois plus tard, Matthieu Gafsou n’aurait plus du tout les mêmes rendus en utilisant ces mêmes prompts. Les modèles sont déjà beaucoup plus sophistiqués et il va manquer ce qui, pour un artiste, devient intéressant : les aspérités, les bugs, tout ce que les développeurs veulent éviter. Ce type d’œuvres est ainsi situé dans un temps bien précis et court.
Les modèles sont déjà beaucoup plus sophistiqués et il va manquer ce qui, pour un artiste, devient intéressant : les aspérités, les bugs, tout ce que les développeurs veulent éviter.
É. C.
Ce qui est poétique, c’est bien le fait que Matthieu Gafsou ait souligné ces moments de bug.
N.D.
C’est certain. Par exemple, lorsqu’il a proposé un prompt complexe à propos des quatre cavaliers de l’Apocalypse, l’image obtenue était bel et bien celle de chevaux, mais avec des pattes un peu disloquées, ce qui donne l’impression qu’ils fusionnent. On est dans l’étrangeté, dans l’onirique aussi. La machine et ses limites ont produit ces images, certes, mais c’est le regard de l’artiste qui en a remarqué une parmi des centaines d’essais émanant plus ou moins du même prompt. Cela vient aussi d’un très grand travail d’apprentissage dans la discussion à mener avec la machine et l’observation de ses réactions.
É. C.
La relation à l’erreur est toute relative selon le domaine. Dans le monde médical, par exemple, plus ce sera parfait, mieux ce sera, alors que dans le photojournalisme, plus les images générées par les machines seront parfaites, plus ce sera inquiétant.
N.D.
L’arrivée de ces IA va en effet bouleverser un certain nombre de secteurs. Mais je pense que le secteur artistique sera le moins touché négativement, parce que c’est un lieu de liberté. Le discours qui revient très souvent sur le remplacement de l’artiste par l’IA s’inscrit au final dans la continuité des craintes devant la nouveauté, qui se sont révélées tout au long de l’histoire. On a bien parlé de la disparition de la peinture avec l’arrivée de la photographie et, dans les années 1990, on a craint la mort de la photographie avec le développement des logiciels de retouche d’images. On retrouve ces mêmes discours de nos jours, d’ailleurs tout à fait légitimes pour certains domaines. En photojournalisme – là où l’on attend de la photographie qu’elle soit une preuve, un témoignage –, il va falloir trouver très rapidement des moyens pour définir si une image relève de la pure fiction algorithmique. L’œil n’y parvient pas, c’est évident. Comme l’arrivée de la photographie au XIXe siècle n’a pas fait disparaître la peinture mais le métier de peintre portraitiste, l’IA va obliger à repenser certains métiers et va sans doute en faire apparaître de nouveaux, avec, par exemple, l’essor de start-up spécialisées dans la reconnaissance des deepfakes (vidéos manipulées). Des questions politiques se posent aussi. La manipulation et la photographie de propagande ont toujours existé, mais aujourd’hui tout se passe à une vitesse et avec des moyens de diffusion beaucoup plus importants. Quand un deepfake posté sur Instagram est devenu viral, le mal est fait.
Le discours qui revient très souvent sur le remplacement de l’artiste par l’IA s’inscrit au final dans la continuité des craintes devant la nouveauté (…) On a bien parlé de la disparition de la peinture avec l’arrivée de la photographie
É. C.
En ce qui concerne la presse et la diffusion de l’information, le photojournalisme n’est pas le seul secteur inquiet.
N.D.
Il est à espérer que des IA favoriseront la fiabilité des médias face aux fake news et autres théories du complot. À cet égard, l’exemple du photojournaliste norvégien de l’agence de presse Magnum Jonas Bendiksen me paraît particulièrement parlant. En 2021, il a réalisé The Book of Veles pour soulever la question de la manipulation des images. Il s’est ainsi rendu à Vélès, une petite ville de Macédoine connue justement pour les fake news apparues lors de l’élection présidentielle de 2016 opposant Donald Trump à Hillary Clinton. Sans formation particulière, il a réussi à intégrer tous les personnages du « reportage » en post-production dans ses photographies prises sur place. Il a employé des systèmes utilisés pour créer les avatars de jeux vidéo, soulevant par la même occasion la question de l’hyperréalisme de ces jeux. Ce projet a été présenté au festival Visa pour l’image à Perpignan. Personne n’a rien remarqué, jusqu’à ce que Jonas Bendiksen révèle qu’il s’agissait d’un faux reportage. Son véritable sujet était les fake news et la facilité avec laquelle il est possible de duper son propre milieu. Il a prouvé que, dans un monde en accélération, nous nous reposons trop sur la réputation d’un photographe, sur la confiance, sans prendre le temps de remettre en question la présence incongrue d’un ours dans une rue de Macédoine. La question de la vérification, et du temps nécessaire pour cette vérification, devient primordiale. De même que, pendant la campagne 2016 de Trump, le New York Times a vu croître le nombre de ses abonnements, nous pouvons espérer, avec un peu d’optimisme, que nous préférerons des médias qui nous aident à faire la part des choses et que TikTok et Instagram seront finalement contraints de nous prévenir de l’usage d’images générées.
👉 lire l'article de blog de Nathalie Dietschy « Photographie, simulacre et deepfakes », publié le 05.11.2021
Il est à espérer que des IA favoriseront la fiabilité des médias face aux fake news et autres théories du complot.
É. C.
Deux problématiques peuvent paraître paradoxales : comment concilier la notion de copyright, la protection des sources déjà numérisées, et une avancée vers plus d’inclusivité ?
S.S.
Si nous avançons sur ces questions d’inclusivité au niveau humain, les intelligences artificielles vont naturellement évoluer dans le même sens. Cette logique est valable si les modèles continuent à se nourrir de données humaines, comme actuellement. Mais dans un avenir plus ou moins proche, on pourrait aussi très bien imaginer que les modèles réapprennent en fonction de leurs propres données. On ne sait pas s’ils deviendraient plus inclusifs ou pas dans un tel cas. Aujourd’hui, on censure les modèles en les poussant à être inclusifs avec l’espoir de régler ces problèmes de biais, mais au final on a encore très peu de solutions satisfaisantes face à ce problème capital.
N.D.
Oui, ces modèles sont en effet le reflet de notre société dominée par l’Occident. Ils sont – et en particulier OpenAI – produits aux États-Unis, avec un manque de transparence qui en dit long sur des faits de domination.
É. C.
Et, de leur côté, les États-Unis essaient d’interdire TikTok parce que, selon eux, c’est la Chine qui représente un danger.
N.D.
Oui, tout à fait. Ces outils ont derrière eux des humains avec certaines visions du monde, nourries d’une certaine culture. Jusqu’ici, les stéréotypes restent très prégnants. En matière de pédagogie, cela peut être un corpus extrêmement intéressant à interroger. Nous avons d’ailleurs fait le test avec un gymnase lausannois. Pour générer des autoportraits, les élèves devaient utiliser l’IA Stable Diffusion. Plusieurs ont réagi contre le racisme de la machine. Si vous demandiez le portrait d’une étudiante d’origine africaine, par exemple, celle-ci portait d’office des habits traditionnels colorés, alors qu’une étudiante marocaine se retrouvait voilée. Même si cette IA n’est pas la plus performante qui soit, elle a permis une expérience importante pour ces élèves : se frotter à ces pratiques pour comprendre qu’elles reflètent une vision du monde bien orientée. Si OpenAI était conçu ailleurs sur la planète, à l’aide de sources qui prennent en compte l’entier de la culture mondiale, on aurait des résultats complètement différents.
É. C.
Et l’art serait donc un lieu d’éveil à ces problématiques ?
S.S.
Pour moi, l’art est un point de départ pour réfléchir à ce qui est en train de nous arriver. Comme vous le disiez, de semaine en semaine, tout est remis en question et, en tant qu’humains, nous devons trouver les espaces pour prendre du recul, et surtout pour se rassembler afin d’en parler. En lançant dSimon, avec Tammara, nous avons tout de suite choisi la scène comme lieu d’expression, parce que tout est là: dSimon, nous et le public. Pendant les représentations, nous échangeons entre humains et machine. L’art est alors un lieu performatif au sein duquel nous prenons acte de quelque chose afin de pouvoir nous positionner.
É. C.
Des représentations de dSimon ont-elles lieu dans les écoles ?
S.S.
Oui, nous avons eu l’opportunité d’organiser des représentations scolaires et parfois aussi simplement d’accueillir de jeunes spectateurs dans le public. Je me souviens d’un bord de plateau après une représentation, où quelqu’un m’a interpellé pour me dire que je n’avais rien compris. « C’est très simple, tout cela n’existe pas, vous l’avez inventé», m’a-t-il dit. Et quelqu’un de très jeune lui a répondu que ce trouble, cette expérience d’un lien très fort qui se crée avec une machine, est vécu par beaucoup de gens. « C’est une réalité de plus en plus présente dans notre monde et ça m’a fait beaucoup de bien d’en entendre parler », a-t-il confié. Le bord de plateau est alors devenu le cadre d’une discussion intergénérationnelle où les plus jeunes éclairaient les aînés sur les changements en cours dans leur vie. En tant qu’artistes, c’est typiquement ce genre de situation, de dialogue, que nous cherchons à mettre en place.
Je suis tout à fait ouvert à l’idée de me retrouver, dans un futur proche, face à des œuvres qui me touchent, alors même que la machine aura été primordiale dans leur création.
É. C.
Peut-on imaginer que les IA progressent tellement que nous ne ferons plus la différence avec l’art produit par les humains ? La définition de l’auteur.trice changera-t-elle
N.H.
Cette question de la créativité de la machine est aujourd’hui récurrente. Pour l’instant, la machine propose des éléments intéressants uniquement si on sait bien l’utiliser. C’est un peu comme les crayons de couleur : on en a toutes et tous à disposition, mais cela ne veut pas dire qu’on sache bien dessiner. Et même si l’on a une bonne technique, que veut-on exprimer ? C’est ça, l’essentiel d’une démarche artistique: une question de sensibilité et de regard, aussi bien pour l’artiste que pour le public. Aujourd’hui, la machine ne propose pas – ou pas encore ! – un regard en tant que tel. Ainsi, la série Chimères générée par l’IA dont on parlait précédemment est restée, au final, le travail de Matthieu Gafsou. Par ailleurs, depuis Duchamp, et encore plus depuis les années 60, on est dans une approche de l’art très conceptuelle qui n’a pas cessé de poser la question de l’auteur. L’arrivée des IA génératives ne fait que prolonger ces questionnements.
S.S.
Je suis tout à fait ouvert à l’idée de me retrouver, dans un futur proche, face à des œuvres qui me touchent, alors même que la machine aura été primordiale dans leur création. Je suis assez persuadé qu’à un moment ou à un autre, cela arrivera. Et je pense même que ces œuvres pourront prendre une place importante dans l’histoire de l’art.
Notes
Portraits : N.Dietschy © DR/ S.Senn © Elisa Larvego
Un entretien avec Julia Steinberger, professeure ordinaire d’économie écologique à l’Université de Lausanne, et Christophe Dunand, cofondateur et membre du comité de la faîtière de l’économie sociale et solidaire APRÈS-GE, à Genève.
Par Jacques Mirenowicz, Codirecteur des artisans de la transition et corédacteur en chef de la revue durable.
Changement climatique, chute de la biodiversité, perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, changements d’utilisation des sols, pollution chimique et utilisation de l’eau douce : six des neuf limites planétaires sont déjà dépassées1. Pour éviter des dégradations très rapides des conditions de vie sur Terre, les sociétés doivent se réorganiser au plus vite pour revenir, dans la mesure du possible, à l’intérieur des limites planétaires. Parmi quantité d’actrices et d’acteurs qui cherchent à concrétiser la transition, la faîtière de l’économie sociale et solidaire APRÈS-GE s’est notamment mise à travailler à l’échelle des quartiers pour la faire « atterrir » dans la vie quotidienne des Suisses et des Suissesses. Pour connaître et comprendre ces efforts, interview croisée de Christophe Dunand, ex-directeur de l’entreprise sociale de formation et de placement Réalise et membre du comité d’APRÈS-GE, et de Julia Steinberger, chercheuse spécialiste des limites planétaires, coautrice principale du sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) paru en avril 2022, qui codirige un grand projet européen de recherche sur la post-croissance.
Jacques Mirenowicz
Réussir à revenir à l’intérieur des limites planétaires n’est pas qu’un simple exercice d’ingénierie écologique. C’est aussi un problème social. Julia Steinberger, la recherche scientifique montre que le social et l’écologie sont intimement liés, que les politiques publiques devraient donc les aborder ensemble.
Julia Steinberger
Ce point est en effet de plus en plus clair grâce aux travaux sur les inégalités. On comprend de mieux en mieux qu’il y a des inégalités à la fois dans les causes des problèmes, par exemple les événements climatiques extrêmes ou la pollution chimique, et dans l’exposition à leurs effets. Et que ce ne sont pas les mêmes personnes qui causent le plus et qui subissent le plus ces dégâts. Quand on croise les inégalités, on identifie des catégories de personnes particulièrement responsables du fonctionnement de l’économie et des crises qui lui sont liées, et des personnes particulièrement vulnérables aux impacts de ces crises.
J.M.
Comment peut-on affronter ces inégalités à la fois écologiques et sociales ?
J.S.
La marche est extrêmement haute parce qu’il y a un refus, au sein de l’économie mainstream, de considérer les inégalités. C’est un choix qui consiste à privilégier les solutions technologiques à tous les problèmes. Plus on regarde les inégalités et les processus de prise de décision, plus on réalise que les structures économiques et de pouvoir qui font augmenter ces inégalités sont portées par des industries qui ont des liens très puissants avec les gouvernements. Des auteurs appellent ces liens « le triangle de fer ». On ne vaincra pas une organisation aussi forte avec des panneaux solaires ou de l’efficacité énergétique par-ci par-là. Les alternatives existent, mais ne pourront pas s’établir tant qu’on n’affrontera pas cette structuration du pouvoir.
J.M.
Justement, APRÈS-GE ne mise pas tout sur les technologies. L’un de ses projets récents consiste à partir des quartiers pour promouvoir des modes de vie plus écologiques et plus égalitaires. Christophe Dunand, pouvez-vous expliquer comment ce projet s’organise ?
Christophe Dunand
Cette vision émerge de l’expérience menée par les coopératives d’habitation participatives, qui ont d’abord construit des bâtiments, puis des ensembles de bâtiments, et qui participent aujourd’hui à la conception et à la construction d’écoquartiers entiers. Elle vient du constat que le lieu où l’on peut mobiliser les citoyens pour habiter autrement, manger et consommer autrement, se déplacer autrement, vivre et travailler autrement, c’est leur espace de vie, leur quartier.
Évidemment, cela doit se faire en parallèle de l’évolution des conditions-cadres. Mais il est important d’aller là où les gens sont et de construire des projets dans lesquels ils vont pouvoir expérimenter d’autres manières de vivre. Les transformations nécessaires passent par un long chemin d’apprentissage et impliquent des changements de représentation, notamment pour comprendre que c’est une manière très positive d’envisager le quartier où l’on vit, avec une socialisation plus forte et plus inclusive que dans un quartier banal.
Il est important d’aller là où les gens sont et de construire des projets dans lesquels ils vont pouvoir expérimenter d’autres manières de vivre.
J.M.
Pouvez-vous donner un exemple d’une autre manière de vivre que vous promouvez dans ces quartiers ?
C.D.
Sur l’alimentation, des réalisations sont en place dans l’écoquartier Les Vergers, à Meyrin. Elles amènent une nourriture issue de circuits locaux, notamment via le supermarché paysan participatif La Fève. C’est en rendant accessible, à un coût raisonnable, une offre étoffée de biens et de services soutenables que les habitants pourront réduire sans trop d’efforts leur empreinte carbone. Un autre exemple est la mobilité, pour laquelle il faut des solutions globales, articuler l’offre en autopartage avec encore plus de vélos en libre-service, notamment des vélos-cargos. Les habitants peuvent difficilement organiser cela seuls. Il faut créer une organisation tierce et une gouvernance de quartier.
J.M.
Comment concrétiser cette organisation et cette gouvernance de quartier ?
C.D.
C’est un processus en cours. La vision actuelle est de créer des coopératives de quartiers, avec des représentants d’acteurs aussi divers que les bailleurs, les services municipaux, les associations sociales et culturelles, les entreprises, artisans et commerces du quartier, des représentants des producteurs agricoles et de la logistique, etc. La coopérative, avec ses processus de décision démocratiques, semble la forme de gouvernance idéale. Il faut coconstruire cette dynamique collaborative de quartier et la faire vivre dans la durée.
Aucun de ces acteurs ne peut seul organiser les services, les filières, les activités et la montée en compétences pour les quartiers bas carbone de demain. À ce jour, il n’existe pas d’espace de gouvernance local qui associe ces parties prenantes de manière formelle dans le temps, ni les processus qui organisent les débats et permettent des décisions par consentement.
Il faut coconstruire cette dynamique collaborative de quartier et la faire vivre dans la durée.
J.M.
Julia Steinberger, cette approche par les quartiers entre en résonance avec vos travaux sur les systèmes d’approvisionnement. L’échelle du quartier est-elle appropriée pour penser ces systèmes afin que les humains puissent bien vivre, tout en revenant dans les limites planétaires?
J.S.
Un point qui m’intéresse tout particulièrement, c’est la démocratisation des systèmes d’approvisionnement. Dans l’idéal, la citoyenneté devrait être économique et pas seulement politique, car ces deux dimensions sont liées. Si l’on ne peut pas participer à la prise de décision sur nos circuits d’approvisionnement, alors nous n’avons pas un vrai pouvoir démocratique. L’idée est d’avoir un pouvoir décisionnel dans tous les domaines où l’on doit répondre à des besoins.
C.D.
L’économie sociale et solidaire veut justement être beaucoup plus démocratique, avec une plus grande implication des parties prenantes grâce aux coopératives, structures formelles démocratiques. Les petits paysans engagés dans les circuits courts, par exemple, sont souvent très seuls. Ils n’ont pas toutes les ressources pour pouvoir entrer en relation avec les consommateurs. La coopérative peut être décisive à cet égard : elle peut aider ces acteurs en mettant en place des structures pour les relier aux habitants. Le projet Locali qui est mené actuellement est justement un test pour réaliser cela (voir l’encadré). Nous ne prétendons pas avoir les solutions prêtes à l’emploi. Il faut les coconstruire, trouver comment les mener et répliquer ce qui fonctionne.
L’idée n’est pas non plus que chaque quartier travaille de son côté. Elle est de créer une dynamique avec des éléments interquartiers quand il y a du sens à ce que plusieurs quartiers travaillent ensemble. La ville de demain sera une fédération de quartiers reliés entre eux. Et il s’agira d’organiser à plus grande échelle ce qui doit l’être, notamment l’approvisionnement ou la santé.
Par exemple, sur les plans écologique et économique, il serait peu rationnel que chaque quartier organise sa logistique avec des agriculteurs répartis dans le canton. Des livraisons groupées de producteurs pour des quartiers proches est une solution. Il sera de même plus pertinent d’avoir une solution de mobilité partagée unique pour tous les quartiers.
La sobriété, c’est aussi la sécurité. […] Il est impossible de choisir la sobriété dans un cadre non démocratique.
J.M.
Pour créer les systèmes d’approvisionnement qui aideront à revenir dans les limites planétaires, vous avez évoqué, Julia Steinberger, la démocratie économique. Deux autres composantes sur lesquelles vous mettez l’accent sont la sobriété et les investissements nécessaires. Voulez-vous commencer par la sobriété ?
J.S.
La démocratie économique et la sobriété vont de pair. Le système économique actuel est antidémocratique parce qu’il n’est pas construit autour des besoins de la population, mais autour des besoins des grandes industries qui surproduisent. Actuellement, si la consommation se stabilise, voire diminue, les gains de productivité se transforment en crises économiques, faillites d’entreprises, pertes d’emplois, etc.
Parce qu’elle conduit à surproduire, l’économie actuelle impose de pousser à surconsommer, ce qui n’est pas démocratique. Personne, par exemple, n’a choisi d’être dépendant de la voiture, mais énormément de personnes le sont. Cette dépendance n’est pas un accident de l’histoire, c’est un choix qu’un petit nombre d’acteurs ont fait en s’accaparant les centres du pouvoir.
Dans une démocratie économique, d’autres formes de prise de décision permettront de faire le choix de la sobriété. Car la sobriété, c’est aussi la sécurité. Elle signifie que tout le monde a assez, que personne ne se retrouve dans une situation de pénurie ou de dépendance économique ou envers des produits non souhaités. Il est impossible de choisir la sobriété dans un cadre non démocratique.
Il y a de gros efforts à faire pour représenter les changements positifs vers une vie plus sobre; il s’agit d’insister sur tous les gains que ces changements apporteraient.
J.M.
Sur le terrain, Christophe Dunand, comment la sobriété est-elle perçue ?
C.D.
APRÈS-GE utilise peu le terme de sobriété, malheureusement mal perçu, et adopte une posture moins frontale. Elle part du terrain pour animer, fédérer et motiver, pour que les gens apprennent chemin faisant. Récemment, l’association Forum Grosselin a accompli un grand travail sur l’avenir du quartier Grosselin, à Carouge et à Genève, pour imaginer le quartier de demain avec une vision positive : à quoi ressemblerait la journée d’une famille dans ce quartier où l’on trouverait l’essentiel des biens et des services nécessaires, où il ferait bon vivre et où l’on travaillerait moins ? Il y a de gros efforts à faire pour représenter les changements positifs vers une vie plus sobre ; il s’agit d’insister sur tous les gains que ces changements apporteraient.
J.M.
Pouvez-vous en dire un peu plus sur ces représentations ?
C.D.
Il est difficile de se représenter concrètement sa vie à bas carbone et peu de gens goûtent les débats prospectifs, souvent très déstabilisants. Notre rayon d’action est l’économie locale et nos membres sont des acteurs de terrain, engagés dans les quartiers existants. La création des nouveaux quartiers ouvre des lieux pour se projeter dans l’avenir et des opportunités dont nous tentons de nous saisir pour agir. Imaginer un nouveau quartier écologique et inclusif est une opportunité pour se projeter dans un avenir positif. Ces réflexions servent aussi à transformer les quartiers actuels et à tenter de stopper l’érosion des petits commerces et le délitement du lien social qui va avec.
Pour que la décroissance se passe bien, il faut un grand niveau de protection sociale, que personne n’ait à craindre pour son salaire, son niveau de vie, sa sécurité économique.
J.M.
Julia Steinberger, pouvez-vous aborder l’enjeu de l’investissement ? Aujourd’hui, les émissions grises liées aux chantiers de construction sont énormes. Et comme on doit réduire le plus vite possible les émissions de CO2, ces investissements doivent être extrêmement ciblés2. Or, la Suisse ne s’est pas dotée d’un budget carbone pour comptabiliser ce qu’elle peut encore émettre pour tenir ses engagements avec l’Accord de Paris3!
J.S.
Si je suis un peu frontale et partisane de la décroissance, c’est parce qu’il faut transformer l’économie. On ne peut pas affronter les défis actuels avec le système économique en place, qui produit des crises sociales et des crises d’investissement dès que la croissance baisse. Il faut un système économique qui permette tout à la fois d’augmenter massivement et rapidement les investissements dans certains secteurs, par exemple la rénovation des bâtiments, et de désinvestir là où cela est nécessaire.
Sur le plan écologique, les chantiers de construction sont une catastrophe. Il faudrait donc notamment savoir si les nouvelles constructions sont vraiment nécessaires ou si l’on pourrait réutiliser de manière plus cohérente les espaces déjà bâtis. De récents travaux à l’EPFL montrent qu’on peut s’en sortir avec le parc bâti existant en Suisse4. Là aussi, les dynamiques de construction dépendent plus du pouvoir politique de cette industrie que d’un réel besoin. Il est nécessaire d’y réfléchir. L’économie doit être chamboulée dans les courtes années qui viennent pour permettre ces désinvestissements.
Et pour que cela se passe bien, il faut un grand niveau de protection sociale, que personne n’ait à craindre pour son salaire, son niveau de vie, sa sécurité économique. Il ne faut plus que cette sécurité dépende d’un emploi dans un secteur ou dans un autre. Ce qui demande un grand changement économique et social. La recherche sur la décroissance parle de garanties d’emploi avec des programmes de formation et de transition juste. Mais le plus important, c’est que personne n’ait à souffrir de ces transitions qui porteront des fruits dont tout le monde bénéficiera.
Il faut un grand niveau de protection sociale, que personne n’ait à craindre pour son salaire, son niveau de vie, sa sécurité économique.
J.M.
On sait aujourd’hui faire très différemment dans tous les domaines. Mais la stratégie actuelle est de dire qu’il faut laisser la liberté de choix quels que soient les coûts écologiques des différentes options possibles.
C.D.
Au début des années 2000, le défi était de passer des alternatifs, qu’on regardait en souriant, aux pionniers. Mais même des pionniers qui dérangent l’économie dominante ne font pas changer les choses. En revanche, on peut s’appuyer sur des réalisations concrètes, articulées à des savoirs académiques, pour demander aux promoteurs privés comment ils comptent atteindre la société zéro carbone d’ici à 2050 au regard de ce qu’on sait faire dans le domaine du logement.
On voit cependant bien que l’économie sociale et solidaire est limitée dans son développement. Comment transformer les manières de penser des propriétaires des entreprises, parfois encore des individus et des familles, très souvent des fonds de pension ou des actionnaires très lointains ? Tant qu’ils ne sortiront pas de l’objectif de maximiser leurs profits à court terme, les investissements dans la transition ne pourront pas se faire. Il est vrai que, ces derniers temps, l’optimisme de beaucoup d’entre nous a pris un coup dans l’aile.
J.S.
Les structures économiques de pouvoir s’accompagnent de visions du monde. Les décideurs sont en majorité bloqués dans un carcan idéologique qui leur fait percevoir l’égalité et la démocratie économique comme des menaces, car elles s’opposent à l’accumulation de pouvoir et de richesse. Je ne suis pas encore certaine que ces acteurs politiques aient bien saisi la pleine réalité des bouleversements physiques en cours sur Terre. Ils sont entourés de consultants qui leur assurent qu’il n’y a pas de souci à se faire, que le GIEC exagère, que la technologie résoudra tout. Cette expertise est très à la mode.
Nous vivons un moment charnière. Le danger n’a jamais été aussi grand depuis qu’Homo sapiens a frôlé l’extinction. […] Nous faisons face à de multiples crises existentielles qui s’entrecroisent et concernent toutes les générations actuelles.
J.M.
Pour terminer sur une note d’espoir, voyez-vous de plus en plus de personnes faire leur transition ?
C.D.
On voit arriver dans les réseaux de plus en plus de personnes qui sont prêtes à gagner beaucoup moins pour travailler dans l’économie sociale et solidaire et se mettre en accord avec leurs valeurs. D’autres ont fait un burn-out et des jeunes viennent vers nous parce qu’ils ne veulent pas travailler dans l’économie mainstream. C’est ce qui a beaucoup contribué à mon optimisme ces dernières années.
J.S.
Nous vivons un moment charnière. Le danger n’a jamais été aussi grand depuis qu’Homo sapiens a frôlé l’extinction durant l’avant-dernière ère glaciaire. Nous faisons face à de multiples crises existentielles – crises du pouvoir, des inégalités, de la biodiversité, du climat, etc. – qui s’entrecroisent et concernent toutes les générations actuelles. C’est le moment qui nous choisit et pas l’inverse.
De plus en plus de personnes s’en aperçoivent, ce qui les amène à se poser des questions, à en apprendre un peu plus sur le système en place et à venir amplifier la demande de changement. Des personnes magnifiques changent ainsi de parcours. Cela ne va pas assez vite, mais cela ne doit pas nous empêcher d’essayer d’être à la hauteur du moment charnière actuel.
L’objectif du projet Locali, une initiative d’APRÈS-GE soutenue par la Fondation Leenaards, est de contribuer au passage d’une économie globale et linéaire à une économie locale et circulaire. Pour cela, il vise à proposer aux Genevois.e.s différents types d’abonnements à des produits et à des services :
– des aliments locaux et de saison à choisir dans un réseau de fermes, d’épiceries et de restaurants agréés;
– une bibliothèque de partage d’objets;
– une vêtithèque qui fonctionne comme un troc mutualisé à l’échelle de la communauté de ses membres ;
– une centrale de mobilité qui propose des vélos (-cargos) et des voitures en partage, et propose un accès facilité aux transports publics et à un espace de coworking de quartier.
Cette démarche est fondée notamment sur les résultats d’une étude qu’APRÈS-GE a menée en 2023 sur mandat du Département genevois de l’économie et de l’emploi (DEE), avec l’expertise d’économistes et de la Haute école de gestion (HEG). Elle estime que la souscription à ces abonnements permettrait de réduire fortement l’empreinte carbone moyenne par habitant.e, tout en créant de nombreux emplois sur le territoire. Cette étude a également évalué l’offre et la demande pour ces quatre produits et services dans deux quartiers : la Jonction-Plainpalais, à Genève, et Prulay-Champs-Fréchets-Les Vergers, à Meyrin.
L’étude a ainsi répertorié les entreprises et commerces présents dans ces quartiers. Sur les 144 structures identifiées, seules cinq ont une activité incompatible avec l’objectif de Locali, tandis que la grande majorité – 108 – sont des entreprises « à embarquer », qui pourraient intégrer Locali si elles modifiaient leur modèle d’affaires ou leur offre. Des interviews menées auprès d’une vingtaine de ces commerces révèlent un grand intérêt pour la démarche, mais aussi beaucoup de craintes quant aux efforts à fournir pour y parvenir ou en lien avec le risque que ces adaptations n’entraînent des hausses de prix susceptibles de faire fuir des clients.
Pour évaluer la demande pour les abonnements Locali, 2684 personnes – représentant un total de près de 7400 Genevois.e.s si l’on tient compte de leur foyer – ont rempli un questionnaire. Bilan : un pourcentage important d’entre elles seraient disposées à changer leurs habitudes de consommation. L’alimentation arrive en tête avec 69% des répondant.e.s prêt.e.s à souscrire un abonnement de 300 francs par mois pour bénéficier d’un accès à une nourriture locale, saine et écologique.
Les abonnements à la bibliothèque d’objets, à une vêtithèque et à un système de véhicules partagés ont rassemblé respectivement 64, 56 et 54% de réponses favorables. Fort de ces résultats encourageants, APRÈS-GE travaille à déployer cette offre dans les deux quartiers étudiés et prévoit de les étendre à trois autres quartiers en construction: Le Rolliet à Plan-les-Ouates, Belle-Terre à Thônex et Acacias-Quai des Vernets à Genève.
J.M.
Notes
La Revue Durable. Construire sans détruire, La Revue Durable n°69, hiver-printemps 2024, pp. 15-61
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dans sa décision du 9 avril 2024, a condamné la Confédération suisse pour manquement aux obligations que lui impose la Convention des droits de l’homme relativement au changement climatique. Dans cet arrêt, les juges soulignent notamment le « manquement des autorités suisses à quantifier, au moyen d’un budget carbone ou d’une autre manière, les limites nationales applicables aux émissions de gaz à effet de serre ».
Portraits : © Arnaud Rivet
Un entretien avec Stéfanie Monod et Laurent Kurth
Par Michael Balavoine, Directeur des Éditions Médecine & Hygiène
Avec le climat, il s’agit d’un des plus grands défis sociétaux de ce début de XXIe siècle. Comment faire évoluer les systèmes de santé des pays industrialisés pour qu’ils répondent aux nouveaux besoins des personnes malades? Comment les garder économiquement viables et socialement équitables? Le défi est de taille. Les progrès de la médecine des 50 dernières années ont en effet conduit à une spécialisation des compétences techniques en médecine, aboutissant à un morcellement des parcours de soins. Cela alors que le système doit aussi prendre en charge les soins chroniques et de longue durée, impliquant du temps relationnel, de la coordination et de l’interprofessionnalité. Mener la révolution que nécessite la prise en compte de tous ces éléments s’avère extrêmement compliqué. Comment agir pour initier un changement de culture du soin en Suisse ? Quels leviers politiques actionner pour insuffler une dynamique positive de transformation du système ? Stéfanie Monod, médecin-cheffe et co-cheffe du Département épidémiologie et systèmes de santé à Unisanté – qui a lancé les prémices d’une loi santé dans le cadre d’un mandat de l’Académie suisse des sciences médicales (lire la prise de position de l’ASSM), soutenu par la Fondation Leenaards –, et Laurent Kurth, ancien conseiller d’État du canton de Neuchâtel en charge de la santé, considèrent qu’une meilleure gouvernance permettrait de réinstaurer une vraie logique de santé publique dans les orientations du système de santé. Cette nouvelle gouvernance pourrait aussi, estiment-ils, aboutir à une définition de nouvelles priorités dans l’offre de soins. Deux étapes cruciales pour faire face aux enjeux abyssaux auxquels sont confrontés les systèmes de santé.
Michael Balavoine
Le discours dominant est alarmiste sur l’état et la durabilité du système de santé suisse. Commençons par prendre le contrepied de cette toile de fond. Peut-on vraiment dire que la Suisse est si mal lotie en matière de santé ? Le système suisse ne dispose-t-il pas d’une base solide pour faire face au futur ?
Laurent Kurth
C’est vrai que, malgré toutes les limites et les lacunes qu’on lui connaît, le système de santé suisse reste, en comparaison internationale, l’un des meilleurs du monde. Il répond, pour l’instant encore en grande partie, à trois promesses fondamentales de la loi sur l’assurance maladie (LAMal) : une solidarité entre jeunes et personnes âgées, une solidarité entre malades et bien portants et une solidarité dans l’accessibilité aux soins quel que soit le niveau de revenu. On peut discuter du dernier point, où des limites commencent à apparaître. Mais disons que, globalement, nous avons encore en Suisse un niveau de qualité et d’accessibilité aux soins qui est plus que satisfaisant. Lorsqu’une personne souffre, elle trouve des soignants, des médecins, des hôpitaux et des structures de soins dans un périmètre géographique relativement proche, avec une prise en charge de qualité et une couverture financière assurée. Pour faire court, celui qui sollicite des soins y a accès au moment où il les sollicite sans qu’il y ait trop de barrières en termes d’âge ou de revenu. Ce sont ces valeurs de qualité, d’accessibilité et de solidarité qu’il faut chercher à préserver, voire à développer, dans le système de soins du futur.
Ce sont ces valeurs de qualité, d’accessibilité et de solidarité qu’il faut chercher à préserver, voire à développer, dans le système de soins du futur.
Stéfanie Monod
Il faut aussi ajouter un point fondamental pour le contexte suisse qui n’est pas lié directement au système de santé : la population helvétique est en bonne santé parce que nous avons un très bon niveau de vie, un système éducatif performant et un environnement favorable. Ce sont ces facteurs externes qui font que la population suisse est en bonne santé. En comparaison internationale, on part avec plus de chances que les autres. Ce sont ces chances que nous aimerions conserver pour le futur. Or, pour que cette qualité de vie soit préservée, il ne faut pas investir uniquement dans les soins comme nous le faisons aujourd’hui. Il faut penser plus globalement aux déterminants socio-économiques et environnementaux qui sont cruciaux pour la santé des individus et des populations.
M.B.
Comment expliquer que le système de santé suisse, comme celui de tous les pays occidentaux, semble se fissurer ?
S.M.
Il y a eu, depuis les années 1950, un courant de forte spécialisation en médecine. On a concentré les expertises, notamment dans les hôpitaux de soins aigus. Aujourd’hui, nous avons des systèmes hospitaliers industrialisés ultra-sophistiqués où, pour soigner n’importe quelle pathologie, nous avons non seulement besoin de plusieurs médecins, mais aussi de tout un ensemble de soignants et autres professionnels. Malheureusement, cette approche ne répond pas aux besoins de soins les plus fréquents que sont les soins chroniques et de longue durée. Pour assurer ce type de prise en charge, il faut surtout des soins primaires forts, de la coordination des soins et des communautés locales très investies dans les problématiques de santé. C’est exactement ce dont nous manquons, comme d’ailleurs l’ensemble des pays qui nous entourent.
M.B.
Si tous les pays occidentaux sont confrontés au même type de problème, n’existe-t-il pas une recette venant d’un autre pays qui pourrait s’appliquer à la Suisse ?
S.M.
Non. Il importe de ne pas tomber dans le piège de l’un qui fait mieux que l’autre. L’histoire des systèmes de santé est tellement ancrée dans la culture et l’histoire des pays que chacun doit trouver son propre chemin. On le voit très bien : les États fortement centralisés, comme la France, cherchent à décentraliser au maximum. Ceux qui sont au contraire fortement décentralisés essaient de rassembler des compétences. À force de fusions, le Québec a construit une gouvernance unique de tout son système de santé. Au contraire, les Britanniques, qui finançaient entièrement les soins par l’impôt, ont privatisé une partie du système. Il n’y a pas de recette miracle. Partout, les situations sont complexes et les chemins pour faire évoluer les systèmes sont à inventer en partant des contextes particuliers de chaque pays.
L.K.
En Suisse, nous avons observé les mêmes types de mouvements qu’ailleurs. À Neuchâtel, au début du XXIe siècle, les structures de soins ont été cantonalisées. Il y a eu un fort mouvement de concentration, avec la création d’un hôpital, d’une organisation de soins à domicile et d’un centre de psychiatrie. Le financement des EMS est aussi assuré par le canton. Lorsque j’ai débuté au gouvernement il y a onze ans, il n’y avait plus un seul dicastère de la santé dans la cinquantaine de communes neuchâteloises. Aujourd’hui, elles se réinvestissent dans des missions de proximité comme l’organisation du tissu associatif, l’accompagnement des aînés, l’aménagement de l’espace public ou la prévention. Ce sont des tâches qui doivent être ancrées dans la proximité et tenir compte de la diversité des réalités locales. C’est d’ailleurs cette diversité des situations qui fait également qu’il n’est pas possible, en Suisse, d’imaginer une solution fédérale globale. Le contexte est trop différent entre des cantons comme le Valais et ceux de Genève ou Zurich.
M.B.
Dans le contexte des soins chroniques et de longue durée, le fédéralisme suisse n’est-il pas une chance ?
L.K.
Oui. Globalement, nous avons les qualités d’un pays riche à très forte densité urbaine. Il y a des pôles rapprochés qui créent un maillage très fin sur l’ensemble du territoire. Avec, en plus, une structure fédéraliste qui fait que chacun assume les responsabilités liées à la proximité.
S.M.
C’est vrai que cette dimension territoriale, qu’elle soit cantonale ou communale, est une chance magnifique pour la gestion de la santé des populations et des problèmes de prise en charge qui s’annoncent. Pour appréhender le vieillissement démographique, les soins primaires, la prévention ou la promotion de la santé, il y a un fort besoin de régionalisation. Mais pour être efficace, il est cependant nécessaire de repenser comment articuler l’ensemble de ces échelons de régulation. Cela permettrait de rendre la Suisse dynamique dans le domaine de l’organisation des soins de demain.
La première question à régler, c’est cette distinction entre ce qui relève de l’assurance et ce qui relève de la gouvernance globale du système.
M.B.
Une partie du problème de gouvernance du système de santé suisse est-elle donc liée à ce millefeuille fédéraliste ?
L.K.
Nous avons effectivement, en Suisse, un problème d’intrication de responsabilités politiques que nous n’avons jamais affronté. D’un côté, les cantons sont responsables de l’organisation du système de santé sur leur territoire. Ils doivent fournir des soins et organiser des politiques de santé publique. Comme l’éducation, la sécurité ou la culture, la santé est, pour une large part, une compétence cantonale. Les assurances sociales relèvent en revanche de l’échelon fédéral. La confrontation entre ces deux logiques n’a jamais été réglée. Or, la LAMal est devenue très intrusive dans la gestion du système de santé lui-même, ce qui limite beaucoup la capacité d’action des cantons. Beaucoup de gouvernements cantonaux se considèrent d’ailleurs comme de simples organes d’exécution de la LAMal et oublient qu’ils sont responsables du système de santé et de soins, simplement parce qu’il y a déjà tellement à faire pour répondre aux exigences de la loi fédérale qu’il ne reste plus de temps, ni d’argent, ni parfois l’espace juridique nécessaire pour élaborer et assumer une politique cantonale. La première question à régler, selon moi, c’est cette distinction entre ce qui relève de l’assurance et ce qui relève de la gouvernance globale du système.
Pour ce qui est des médicaments et des ressources humaines, il s’agit de questions qu’il faut régler à un niveau international.
M.B.
Concrètement, quels domaines devraient être gérés par l’échelon fédéral ?
L.K.
La question des médicaments, celle des maladies transmissibles ou encore celle de la formation des professionnels relèvent aujourd’hui de la compétence de la Confédération. Il y a un certain nombre d’éléments pour lesquels il faut bien reconnaître que nous vivons sur un seul espace national. Pour le reste, la Confédération devrait poser un minimum de standards très globaux. En revanche, la mise en œuvre de ces standards, avec les réalités régionales diversifiées que nous connaissons, devrait être du ressort des cantons, avec une responsabilité politique clairement assumée. Autrement dit, un politique fait des choix bien précis au niveau cantonal et, selon les résultats qu’il obtient, il est réélu ou non.
S.M.
Il y a même certains points où la politique de santé est une politique extérieure… Pour ce qui est des médicaments et des ressources humaines, il s’agit de questions qu’il faut régler à un niveau international. Penser l’échelon cantonal comme un micro-État paraît vraiment désuet.
M.B.
Comment pourrait-on améliorer ce problème de gouvernance ?
L.K.
Avec un vrai ministre de la santé. En Suisse, nous avons un ministère de gestion de la LAMal, mais pas de véritable ministère de la santé. Le Parlement réglemente tout via la LAMal, qui est une loi d’assurance. Il s’immisce pourtant ainsi dans l’organisation du système de soins, avec de multiples contraintes nouvelles chaque année. Les exécutifs cantonaux sont progressivement sortis du jeu sans que l’exécutif fédéral puisse être saisi de nouvelles prérogatives. Plus personne ne peut dès lors agir sur l’organisation des politiques de santé et en assurer la cohérence. C’est le cœur du problème de la gouvernance du système suisse. Il faut réinstaurer des responsabilités politiques pour avoir les moyens de mettre en place de vraies politiques de santé publique. L’exemple de la prévention et de la promotion de la santé est pour le coup frappant. On a externalisé cette tâche à une fondation, Promotion Santé Suisse. Il y a un pilotage organisationnel, avec une redistribution de la manne dans le territoire, mais aucune capacité d’influencer les autres politiques qui ont des impacts importants sur la santé. Cela serait pourtant la plus significative démarche de prévention. Dans les exécutifs, on a tellement intériorisé le fait que le système est régi par une législation d’assurance (la LAMal) qu’il est difficile pour les ministres de la santé d’obtenir un budget pour mettre en place un vrai service public si l’exigence ne découle pas directement de la LAMal. On peut le faire à la marge, si on arrive à obtenir des résultats dans les deux ans. Mais pour des actions de santé publique à plus long terme, comme l’organisation des soins primaires, cela devient pratiquement impossible. Et sans ce type d’action politique, il n’est simplement pas possible de produire de la santé.
Il faudrait que la santé fasse partie des délibérations lorsqu’on traite d’environnement ou d’alimentation, car ces éléments sont centraux pour la santé des populations.
M.B.
Un ministère de la santé permettrait aussi de mener des politiques intersectorielles qui sont cruciales pour la santé publique. Qu’en pensez-vous ?
S.M.
En effet, pour autant que la Confédération ait des responsabilités en matière de santé constitutionnelle. Dans le projet de révision de la loi sur les épidémies, le législateur a ajouté 20 à 30 fois le mot one health pour bien marquer cette interdépendance de la santé humaine avec de nombreuses autres politiques publiques. Mais il manque cet ancrage constitutionnel qui puisse rendre l’État responsable de défaillance dans le domaine large de la protection et de la promotion de la santé. Ce manque de représentativité à la fois juridique et politique au niveau fédéral est ce qui empêche de pouvoir mener des politiques intersectorielles qui sont tellement nécessaires aujourd’hui pour produire de la santé. Il faudrait que la santé fasse partie des délibérations lorsqu’on traite d’environnement ou d’alimentation, car ces éléments sont centraux pour la santé des populations. Aujourd’hui, il est impossible d’intervenir parce qu’il n’y a pas de bases juridiques et de moyens politiques pour ce type d’interventions.
L.K.
Toutes ces questions transversales de politiques publiques qui ont un impact sur la santé sont effectivement évacuées du débat. Je serais curieux de voir combien il y a de co-rapports qui sont établis lorsque le Conseil fédéral parle de travail, de sécurité ou d’environnement. Probablement très peu. C’est pourtant ce qui se pratique pour l’énergie, l’aménagement du territoire ou les finances. Il n’y a plus de politiques sectorielles qui se déploient sans que les impacts qu’elles ont sur ces domaines soient examinés. Sauf pour la santé publique, qui échappe complètement à cette logique.
Le risque, c’est vrai, avec la concentration est de se déconnecter des réalités et de la diversité des régions.
M.B.
C’est pour remettre de l’ordre dans ces responsabilités politiques que vous proposez, l’un et l’autre d’ailleurs, une loi de santé ?
L.K.
À l’origine, l’idée d’une loi était de remettre un peu d’ordre dans un ensemble de compétences aujourd’hui mal définies. Mais cette idée a été mal comprise. On se frotte très rapidement à des problèmes de défense du fédéralisme avec ce genre de question. Si on résume grossièrement, l’architecture constitutionnelle de la Suisse, ce sont 22 puis 26 cantons qui se mettent ensemble et qui décident de remonter certaines compétences au niveau fédéral. Tout ce qui n’a pas été explicitement délégué vers le haut reste cantonal. Alors, quand vous proposez de centraliser un peu plus, vous avez tous les fédéralistes qui se réveillent et vous disent que vous allez affaiblir la qualité du pays et introduire un excès de centralisation. On vous dit : « Attention, vous allez perdre la proximité du terrain, l’autonomie et la saine émulation liée à la concurrence entre cantons. » Ce que je ne conteste pas d’ailleurs. Le risque, c’est vrai, avec la concentration est de se déconnecter des réalités et de la diversité des régions. Il faut donc une loi de santé, mais qui soit minimale, qui pose quelques grands principes et quelques grands standards et fixe de façon exhaustive les compétences de la Confédération, mais dont l’essentiel de l’exécution reste cantonal. Et, surtout, une législation qui clarifie les responsabilités : ce qui est laissé à l’initiative des cantons n’est pas régi par une autre loi, en l’occurrence celle sur l’assurance maladie.
S.M.
Une loi fédérale permettrait surtout de forcer la réalisation d’une vraie stratégie commune entre Confédération et cantons en faveur de la santé et du système de santé. À l’heure où les défis sont massifs, il faut poser des principes qui garantissent les valeurs fondamentales que sont la protection de la santé, l’accès équitable aux soins de qualité ou encore la sécurité financière. Les questions de financement, de planification des ressources en professionnels ou en matériel, de même que l’organisation des services à différents niveaux devraient aussi être clarifiées dans une telle loi.
👉Lire l’étude « Analyse de la gouvernance du système de santé suisse et proposition d’une loi fédérale sur la santé »
M.B.
Contrairement aux idées reçues, une loi de santé pourrait-elle redonner du pouvoir d’agir aux cantons ?
L.K.
Probablement. Il faut bien se rendre compte qu’aujourd’hui il y a des dizaines de millions de francs qui sont dépensés sur injonction fédérale liée à la LAMal. Les frais d’hébergement en EMS, la participation hospitalière, les subsides pour l’assurance maladie : ce sont des paquets d’argent qui représentent la majorité des budgets cantonaux de la santé et qui sont imposés par le droit fédéral. L’idée n’est donc pas de donner encore plus de prérogatives à cet échelon. Il s’agit de mettre de l’ordre dans cette multitude de normes qui créent des obligations pour les cantons tout en affaiblissant leur capacité à mener une vraie politique de santé. Le projet, ce n’est pas de centraliser plus. On veut simplement mettre de l’ordre dans les compétences des uns et des autres.
En Suisse, on se vante de notre démocratie directe. Mais, pour la santé, les choix ne sont pas du tout démocratiques.
M.B.
La question de la gouvernance du système ne règle toutefois pas une préoccupation légitime du politique et de la population : celle des coûts. Comment améliorer l’acceptabilité financière des prestations ?
L.K.
Il faut d’abord relever qu’il y a un énorme gaspillage dans le système actuel. La compétition conduit, comme toujours quand elle s’effectue autour de financements publics sans limite budgétaire, à une forme de « course à l’armement ». Avec la LAMal, il n’y a pas de contraintes budgétaires ou politiques. Lorsqu’on passe la porte d’un hôpital, on sait que la prestation va être payée. La prestation appelle ainsi le financement, ce qui aboutit à une débauche de moyens. Avec une rémunération à l’acte, l’offre de prestations se développe dans les secteurs les plus rentables plutôt que selon des indications de santé publique.
S.M.
J’ajouterais, pour faire le lien avec la gouvernance du système, que le problème avec cette débauche de moyens et cette course à la prestation, c’est qu’il y a une absence totale d’arbitrage. Ces montants sont alloués automatiquement en fonction de l’activité. Mais est-ce bien là qu’on en a le plus besoin? Que fait-on des 3 à 4 milliards de francs supplémentaires que nous allouons chaque année ? En Suisse, on se vante de notre démocratie directe. Mais, pour la santé, les choix ne sont pas du tout démocratiques. Il n’y a ni référendum possible, ni budget voté. Au regard du montant des dépenses, c’est quand même ahurissant.
M.B.
Ce constat du problème d’incitatifs à en faire plus et d’absence de contraintes est largement partagé. Mais comment le juguler ?
L.K.
Cela peut paraître iconoclaste, mais je pense que restaurer un service public peut être une partie de la solution. Aujourd’hui, une autorité cantonale ne peut plus organiser une offre de base, un socle, qui veut que les patients aient un accès en un temps raisonnable à une prise en charge de première ligne, à une policlinique et à un centre hospitalier. On ne peut pas non plus établir des logiques d’éducation à la santé, de prévention, de promotion ou de suivi des maladies chroniques avec des incitatifs de santé publique. Il n’y a que le financement à la prestation qui est remboursé. Avec cet aspect pervers que les prestataires de soins ont comme « intérêt » à ce que la population soit en mauvaise santé pour qu’elle consomme du soin remboursé.
On gagne en réalisant un acte, mais plus on en réalise, plus la marge s’accroît. C’est un système inflationniste qui pousse à la surconsommation.
M.B.
On va vous accuser de vouloir étatiser la médecine…
L.K.
Comprenez-moi bien, je ne suis pas contre une partie de financement à la prestation. Mais il y a aujourd’hui un véritable effet pervers de la prestation. Nous avons un tarif qui couvre le coût complet dès la première unité, y compris les coûts fixes. Le prix reste identique si on double la quantité. Ce qui amène à une situation extraordinaire: on gagne en réalisant un acte, mais plus on en réalise, plus la marge s’accroît. C’est un système inflationniste qui pousse à la surconsommation, alors même que nous entrons dans une ère de pénuries en termes de soignants et d’argent. Plus j’en fais et plus je gagne. Le trop devient le plus rémunérateur. Avec un socle de base de santé publique, on pourrait corriger le tir. Un service de base qui serait financé par d’autres moyens que l’assurance. Et, là-dessus, on ajoute une offre liée à la prestation, mais qui ne couvre pas le coût complet. Ce qui fait qu’il faut atteindre des tailles critiques pour être rentable. Avec un tel système, une offre pléthorique ou sous- optimale ne fonctionnerait pas. Rétablir un service public est donc aussi une question d’efficience économique.
M. B.
Le financement du système va devenir encore plus problématique avec le vieillissement de la population. Comment intégrez-vous cet élément dans vos réflexions.
L.K.
C’est un autre chapitre inquiétant. Si on double la population des personnes de 85 ans et plus, on double le nombre de gens qui représentent les trois quarts des coûts de la santé aujourd’hui. On peut faire la chasse au gaspillage un moment, mais ça ne suffira pas. Le financement ne peut pas s’appuyer sur les dispositifs actuels, qui vont faire exploser les budgets des ménages. Il faut que la Confédération et les cantons s’entendent pour trouver un financement public des prestations au quatrième âge, au moins sur une génération. Mais il y a tout de même une bonne nouvelle là-dedans : la courbe démographique du quatrième âge va fortement augmenter avec les baby-boomers, puis va redescendre. On est donc sur une problématique de financement d’une génération.
S.M.
Sauf erreur, en 2019, on était à quatre ou cinq actifs pour une personne de 65 ans et plus. En 2050, ce ratio sera de deux pour un et, dans certains cantons, le rapport total de dépendance sera proche d’un pour un si l’on considère à la fois les 65 ans et plus et les moins de 20 ans. L’impact sur le financement des politiques publiques, y compris dans les domaines de la santé et du social, sera majeur. Même sur une génération, les choix sur les investissements à faire vont être drastiques. Comment se prépare-t-on à cet arbitrage? Il n’y a rien aujourd’hui pour thématiser cette question dans le débat public.
La logique actuelle a transformé les actes médicaux et les institutions en centres de profit.
M.B
La question des pénuries de soignant.e.s complique encore l’équation à résoudre pour le système de santé. Sur ce sujet, une meilleure gouvernance peut-elle aussi apporter des solutions.
L.K.
Je dirais assez simplement que ce que nous n’avons pas voulu régler politiquement et financièrement, en pensant qu’un pays riche comme le nôtre pouvait tout se payer, va finir par s’imposer à nous. À force de ne pas vouloir mettre de limites, c’est la finitude du monde dans lequel nous vivons qui va s’imposer. On peut penser que ça sera l’environnement, je pense que ce seront les ressources humaines avant. Avec un drame: plutôt que de gérer des priorités, il va falloir gérer la pénurie. Et ça, globalement, ce n’est pas sain. Poussé à l’extrême, cela veut dire que, pour bénéficier de soins, il faudra être le plus riche, le plus fort ou l’ami du puissant. C’est un peu un désastre politique que de ne pas reconnaître que nous sommes face à une rareté de ressources économiques, humaines, énergétiques et même peut-être techniques et qu’il faut, pour y faire face, définir des priorités. Pour moi, c’est normalement le rôle du politique que de définir ces priorités. Pour l’instant, nous n’y sommes pas arrivés.
S.M.
Il est clair qu’il va manquer d’importantes ressources, notamment au détriment des soins de longue durée, si on ne pense pas le système autrement. Il manque effectivement une capacité d’anticipation et un débat autour des allocations de ressources et des priorités du système. La logique actuelle a transformé les actes médicaux et les institutions en centres de profit, avec des systèmes industriels hyper spécialisés qui consomment énormément de ressources humaines pour un résultat en termes de santé populationnelle qui est marginal. Le problème, c’est que des grosses machineries comme les hôpitaux sont difficiles à réformer, tant les processus et les trajectoires de soins deviennent illisibles. Il y a pourtant un moment où il faudra effectuer des choix, en faveur d’un investissement dans la communauté. Et plus ceux-ci seront tardifs, plus ils seront difficiles.
Le temps passé par le soignant auprès du patient est devenu marginal. […] Et celui passé à alimenter les données dans le système de facturation et d’information a pris le dessus. […] Pour moi, c’est le signe d’un système malade, c’est un système qui panique.
M.B
Cette logique de production de soins conduit en plus à une grande souffrance du côté des soignant.e.s…
L.K.
La logique actuelle crée un cercle vicieux très insatisfaisant pour les professionnels. Sur une journée de huit heures, le temps passé par le soignant auprès du patient, c’est-à-dire ce pour quoi il a été formé et engagé et ce dont la société a le plus besoin, est devenu marginal. Parce que ce qu’on demande aujourd’hui en termes de monitoring du système est devenu démentiel. Le temps passé à alimenter les données dans le système de facturation et d’information a pris le dessus. D’un point de vue politique, quand on voit le peu de données auxquelles on a accès, on se demande bien pourquoi les soignants passent autant d’heures à nourrir la machine. Pour moi, c’est le signe d’un système malade, c’est un système qui panique. Lorsque cela arrive, on multiplie les besoins de justification et de monitoring. Ce qui épuise et démotive les gens et ce qui accélère finalement la pénurie.
S.M.
Oui, on peut penser que maintenir le système a plus de valeur que ce qu’il produit. Et que la résultante est une déshumanisation tant des professionnels que des patients.
M.B.
Le tableau que vous dépeignez n’est-il pas un peu sombre ?
L.K.
Je ne le crois pas. Je pense que si nous ne faisons pas attention, nous risquons de voir des bouts du système qui vont réellement s’effondrer. Avec des effets collatéraux : une génération sacrifiée et une forme d’anarchie dans l’offre de soins. Je pense aussi qu’il faut des organes où se crée le débat éthique pour asseoir ensuite les choix politiques de santé publique et pour définir les priorités et l’allocation de ressources. Sinon, les choix seront forcément démagogiques. L’alternative à cette démarche, c’est l’anarchie et la loi du plus fort.
S.M.
Les jeunes à qui j’enseigne ces sujets sont de plus en plus nombreux à dire qu’il faut que ces systèmes s’effondrent pour pouvoir plus rapidement reconstruire quelque chose qui ait du sens. Mais il s’agit d’une déconstruction majeure et très complexe. C’est pour cette raison que je pense vraiment qu’il faut une place pour un débat sur ces questions et ces enjeux. Il faut construire des narratifs alternatifs pour construire un autre système. Pour moi, ces débats sont des opportunités extraordinaires de refaire société autour de questions fondamentales.
M.B.
Rester inactif n’est, pour vous, pas une option. Agir est toutefois compliqué, tant les intérêts des différents lobbys dans le domaine sont tout à la fois divergents et puissants. Quelles sont vos pistes pour initier une mutation du système ?
L.K.
Près de 90 milliards de francs de dépenses, vous vous rendez compte de ce que cela représente comme intérêts financiers ?! Un franc sur huit de la richesse produite chaque année dans le pays va dans le système de santé. C’est dire les intérêts qu’il y a là-derrière. Et ce ne sont pas de petits acteurs : les pharmas, les cliniques privées et les assureurs
S.M.
N’oublions pas qu’on leur a laissé toute la place. Il est temps de réveiller la responsabilité sociale de la Confédération et des cantons et de défendre une vision plus ambitieuse, et surtout d’anticiper. Gouverner, c’est prévoir, non ?
M.B.
Il n’y a que les citoyen.ne.s et les patient.e.s qui ne soient pas représenté.e.s…
L.K.
Oui, ce sont les grands absents des débats. Il serait pourtant simple d’instaurer un financement pour les associations de patients comme on le fait pour les consommateurs, afin que ces structures ne soient pas moribondes comme aujourd’hui et puissent participer au débat autour des grands enjeux de société.
M.B.
Autrement dit, impossible de faire évoluer le système sans prendre en compte sa situation actuelle notamment ses acteur.trice.s et lobbys, son fédéralisme et son faible ancrage dans des débats ?
L.K.
C’est ma conviction. Il y a un modèle idéal. Mais il y a surtout un modèle pragmatique sur lequel on est concrètement capable d’avancer. Pour moi, il faut travailler sur ce que j’appelle des verrous. Le verrou fédéral, le verrou du financement, le verrou du débat. Il me semble qu’il faut y aller par petits pas et par étapes, en gardant les acteurs actuels dans le jeu, sinon on perd à tous les coups. Je ne suis pas favorable, par exemple, au lancement d’une énième votation sur la caisse unique, qui vise à sortir les assureurs du jeu et qui va nous faire perdre du temps. En revanche, proposer un financement public pour le quatrième âge et que l’assurance actuelle continue à s’occuper du reste, cela me semble une excellente première étape. On peut ensuite envisager le progrès suivant. Il s’agit d’être pragmatique, et peut-être un peu opportuniste, sinon nous n’avons aucune chance de faire bouger les lignes.
Notes
Une loi fédérale sur la santé: oui, mais à quelles conditions?
En février 2024, un rapport sur la faisabilité et la pertinence d’une loi fédérale sur la santé a été publié par Unisanté. L’étude, disponible en ligne, a été dirigée par Stéfanie Monod et financée par l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM). Elle a permis à l’équipe de recherche d’analyser le cadre juridique encadrant la gouvernance du système de santé suisse, d’en analyser la performance et de déterminer le contenu que pourrait prendre une loi fédérale sur la santé.
Consciente de l’enjeu sociétal lié aux questions autour du système de santé, notamment au travers des discussions suscitées par l’initiative Santé intégrative & société (santeintegrative.ch), la Fondation Leenaards a accompagné ce processus en finançant deux workshops. Le premier, scientifique, a rassemblé des chercheur.euse.s de plusieurs disciplines autour des enjeux de gouvernance du système de santé. Le second a réuni de nombreuses parties prenantes du système (directeur.trice.s généraux.ales de la santé, personnalités politiques, faîtières, etc.) pour discuter et échanger autour des objectifs que pourrait avoir une loi fédérale sur la santé. En mai 2024, l’ASSM a publié une prise de position en faveur d’une telle loi.
Portraits : © DR
Diffusée par l’ASSM le 23 mai 2024
Pour lire l’étude « Analyse de la gouvernance du système de santé suisse et proposition d’une loi fédérale sur la santé »
de Monod S., Pin S., Levy M., Grandchamp C., Mariétan X., Courvoisier N.
Lausanne, Unisanté – Centre universitaire de médecine générale et santé publique, 2024 (Raisons de santé 354)
Pour lire l’article « Système de santé suisse : y a-t-il un pilote dans la machine ? »
De Stéfanie Monod, Virginie Cavalli, Stéphanie Pin et Chantal Grandchamp
Paru dans la Revue médicale suisse, numéro 819/mars 2023
Pour lire l’article « Système de santé suisse : une machine boulimique »
De Chantal Grandchamp et Stéfanie Monod
Paru dans la Revue médicale suisse, numéro 867/mars 2024
Lire l’interview de Laurent Kurth par Alexandre Steiner « Étatiser davantage la santé? La proposition qui divise fortement » paru dans Le Temps du 06.02.2023
En 2023, la Fondation Leenaards a octroyé des soutiens à 224 projets, pour un montant de près de CHF 11 millions. De 1995 à aujourd’hui, la Fondation Leenaards a accordé des soutiens pour plus de CHF 255 millions au bénéfice de la collectivité.
Ces financements sont rendus possibles grâce au rendement du capital de la Fondation, lequel a été majoritairement constitué en 1995, à la suite de l’héritage de la fortune d’Antoine et Rosy Leenaards. La Fondation reçoit aussi des legs testamentaires et des dons en faveur de son action, en sus de son capital. Elle veille par ailleurs à maintenir sur la durée un capital de référence stable, de l’ordre de CHF 320 millions.
Afin d’assurer la continuité de son action depuis sa création par les époux Leenaards en 1980, la Fondation prend ses décisions de financement indépendamment des rendements annuels de son patrimoine.
En savoir plus sur la Commission financière / stratégie financière de la Fondation
Sur proposition de la Commission financière (COFIN) de la Fondation Leenaards, le Conseil de fondation définit la stratégie de placement du capital en déterminant la répartition à long terme de la fortune dans différentes catégories de placement. La COFIN est ainsi chargée de la gestion de ce patrimoine afin de financer les activités de soutien de la Fondation et de consolider l’impact de son action. Composée d’expert.e.s reconnu.e.s et expérimenté.e.s dans les domaines de la gestion d’actifs et de la prévoyance, la Commission financière propose annuellement l’allocation stratégique au Conseil de fondation. Elle se réunit au minimum six fois par année pour définir les positionnements tactiques.
La COFIN gère ce patrimoine en respectant un équilibre optimal des risques financiers et en intégrant de façon engagée des considérations de durabilité. La Fondation a en effet le souci d’investir de manière responsable, et dans la durée, avec comme objectif de contribuer à financer une société plus équitable et durable. Pour mener sa politique d’investissement, elle prend ainsi en compte des critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance (ESG). La Fondation Leenaards vise à aligner son activité de gestion avec ses valeurs et priorités. Elle exerce ses droits patrimoniaux en tant qu’actionnaire auprès des entreprises suisses et elle participe à un dialogue actif avec les principales entreprises étrangères par l’intermédiaire de la Fondation Ethos. La Fondation Leenaards s’inspire également des recommandations de l’ASIR (Association suisse pour des investissements responsables) et de celles du Swiss Foundation Code.
Dans sa mise en œuvre, l’investissement responsable est considéré comme une approche touchant l’ensemble des classes d’actifs. L’application de cette approche durable implique cependant des contraintes supplémentaires sur le processus de gestion, tout en créant parallèlement de nouvelles opportunités.
La Fondation Leenaards poursuit son engagement dans la mise en place des principes de gestion durable, en tenant compte des spécificités propres à chaque classe d’actifs. Dans le cadre de ces efforts, elle a fait appel à la société de conseil Conser – ESG verifier SA, entièrement dédiée à l’expertise des investissements durables. L’analyse du portefeuille de la Fondation qui a été établie par ce mandataire a permis de mieux comprendre la dynamique et la trajectoire des fonds en termes ESG, tout en s’assurant du respect des exclusions normatives. Conser – ESG verifier SA a ainsi confirmé que le portefeuille de la Fondation Leenaards répond à des objectifs élevés en matière de durabilité, qui se situent bien au-dessus des indices de référence en la matière. Son profil durable poursuit ainsi sa progression et il s’est amélioré sur la majorité des critères suivis : émissions de CO2, génération de déchets, utilisation de l’eau et consommation d’énergie. Parallèlement, les gestionnaires mandatés répondent à des questionnaires d’évaluation ESG visant à comprendre plus précisément la manière dont ils gèrent les portefeuilles dont ils ont la responsabilité. Ceci afin de s’assurer de la bonne mise en œuvre de la politique d’investissements éthiques et durables souhaitée par la Fondation Leenaards.