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LeoFABRIZIO_FP-A0537_Complexe touristique Tipasa-Club, Tipasa, Algérie, 2018

Regards 2020

Rapport annuel 2019

La Fondation Leenaards cherche à stimuler la dynamique créatrice dans l’arc lémanique dans les domaines culturel, âge & société et scientifique. Elle soutient des initiatives susceptibles d’anticiper, de questionner et d’accompagner les mutations de la société.

Elle a soutenu plus de 170 nouveaux projets en 2019,
sur plus de 630 évalués.

Vous avez dit « changements » ? Regards pluriels sur un monde en mutation

MOT DU PRESIDENT ET DU DIRECTEUR DE LA FONDATION

La crise liée à la pandémie de la Covid-19 nous pousse à repenser nos modes de vie et à inventer de nouvelles formes de vivre ensemble. Elle ébranle bon nombre de nos fondamentaux, tout en nous incitant à porter un nouveau regard sur notre environnement, à l’image de l’invitation offerte par les oeuvres de Leo Fabrizio qui jalonnent cette édition 2020 de Regards (découvrir son portfolio dans l’édition pdf). 

En tant qu’acteur de la société civile qui se donne pour mis-sion de questionner et d’accompagner les mutations sociétales, la Fondation Leenaards souhaite participer – à son échelle et dans un esprit fédérateur – à la réflexion provoquée par ce séisme sans précédent, avec cette interrogation clé à l’esprit : comment reconsidérer l’interaction avec notre écosystème tout en misant sur un véritable mieux vivre ensemble ? 

Pour porter des fruits, cette interrogation devrait viser à éviter un immobilisme, résultant d’une confrontation entre deux visions du monde : ceux qui voudront façonner le futur à la lumière du passé uniquement, et ceux qui voudraient saisir l’occasion pour tout reconsidérer, quitte à repartir de zéro. 

Comme elle le fait depuis cinq éditions avec cette publication Regards, la Fondation Leenaards a ainsi invité des personnalités de divers horizons à partager leurs points de vue sur ses différents domaines d’action, en lien direct ou indirect avec la crise que nous vivons. Ils s’y expriment cette fois en tant qu’acteur du système de santé, artiste, architecte-urbaniste ou psychologue, avec comme point de convergence de leurs réflexions la nécessité du bien vivre ensemble. 

Nous complétons désormais ces regards par une « Carte blanche ». Elle laisse la plume à l’écrivaine Raluca Antonescu, boursière culturelle 2018, pour une nouvelle intitulée « Au niveau des lèvres ». Par la force des mots, elle transcende avec une sensibilité rare cette crise de la Covid-19 et témoigne, si besoin était, de l’importance des relations humaines tout comme de la littérature. 

S’il semble perceptible que le « monde d’après » ne sera probablement pas à l’image du « monde d’avant », il est aujourd’hui encore bien trop tôt pour en saisir les contours. Il n’est cependant jamais trop tôt pour s’engager en vue de façonner un futur qui soit davantage orienté vers l’intérêt commun, la coopération et la co-création. 

Pierre-Luc Maillefer
Président
signature PLM
Peter Brey
Directeur
signature_pbr
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Eclairage

2013.11.16-FermeAsile-Wernimont

Eclairage du Prof. Eric Bonvin, directeur général de l’Hôpital du Valais (HVS)

Propos recueillis par Michael Balavoine, rédacteur en chef de Planète Santé 

👉 Interview auf Deutsch

Malévoz est une utopie. L’hôpital psychiatrique valaisan a la particularité de ne pas faire de distinction entre les « bien portants » – soignants ou visiteurs – et les 130 malades qui habitent les chalets qu’ils ont eux-mêmes construits sur les hauteurs de Monthey. C’est depuis ce lieu communautaire, symbole de la psychiatrie sociale des années 70 et de la fin de l’enfermement des malades psychiques, qu’Eric Bonvin a dirigé la réponse des hôpitaux valaisans face à l’épidémie de la Covid-19. Et, même à distance, il a été sur tous les fronts. Outre la transformation complète de l’organisation hospitalière et la création d’une direction de crise avec son avalanche de décisions quotidiennes à prendre, il a aussi répondu, chaque jour, aux questions des lecteurs du quotidien valaisan Le Nouvelliste. Cette activité intense et les heures passées recroquevillé sur son écran ont eu raison de son dos. Et, du même coup, de la promenade en forêt que nous avions prévue. Mais, au-delà de ces douleurs physiques, qu’a-t-il retenu de ce premier épisode de la pandémie ? Que notre monde technologique et numérisé, entièrement fondé sur la quantité, a pris un coup d’obsolescence, peut-être décisif. Tout comme notre conception de la santé, qui néglige la singularité des personnes, « leur énergie propre », selon ses termes, autrement dit la force qui habite chaque être vivant, autant que leur contexte environnemental et sociétal. De là à dire que c’est la fin d’un monde, celui d’une certaine forme de rationalité, il n’y a qu’un pas. Réflexions vertigineuses, le temps d’un tour du parc public qui entoure le bâtiment central de l’hôpital psychiatrique. 

Michael Balavoine
En quoi cette pandémie a-t-elle mis à mal notre organisation des soins ? 

Eric Bonvin Le virus a touché le coeur de notre médecine technologique, de façon aussi improbable que l’ont fait les avions qui se sont abattus sur les Twin Towers de New York. Les soins intensifs, ce que nous avons de plus high-tech, se sont retrouvés limités, parfois même dépassés et hors de contrôle. Le monde technologique, numérisé, dans lequel nous vivons donne l’impression que la quantité est quelque chose de virtuel, sans limite. La globalisation fait croire que tout peut être démultiplié à l’infini, que l’on peut réellement traiter des milliards d’informations. Le quantitatif a été mythifié dans nos sociétés numériques. Mais cette pandémie a montré que la réalité est tout autre. Une matérialité sensible, une forme de résistance du monde, s’est fait sentir. Tout n’est pas extensible. Des limites quantitatives autant que qualitatives existent. On l’a vu pour les soins intensifs, mais aussi avec des choses aussi triviales que les masques ou les médicaments de base. Et on le verra demain avec les vaccins, pour lesquels des éléments matériels simples risquent de manquer lorsqu’il s’agira de les produire à l’échelle de la planète. Redécouvrir la pénurie : voilà la première leçon de cette pandémie. 

 

Notre société place l’espérance de vie au centre de son dispositif. Il s’agit là encore d’une histoire de quantité. Le malaise est cependant palpable. Les personnes accèdent à davantage de « quantité » de vie, mais beaucoup d’entre elles n’en peuvent plus… Il faut revenir aux fondamentaux, aux valeurs et à la qualité de vie.

M. B. Vouloir tout quantifier, c’est aussi le problème de notre conception de la santé ?

E. B. Oui. Notre société place l’espérance de vie au centre de son dispositif. Il s’agit là encore d’une histoire de quantité. Le malaise est cependant palpable. Les personnes accèdent à davantage de «quantité» de vie, mais beaucoup d’entre elles n’en peuvent plus… Il faut revenir aux fondamentaux, aux valeurs et à la qualité de vie. Si nous souhaitons un système sanitaire nettement plus efficient et qui réponde de façon appropriée aux besoins des personnes et de la population, ce sont, incontestablement et de loin, des actions qualitatives de nature environnementale, sociale et relationnelle qui permettront d’y parvenir, et non pas les mesures de rationalisation et de productivité prônées par l’idéologie managériale qui prévaut aujourd’hui dans notre système sanitaire. Etre en santé n’est pas une chose, c’est un comportement. Pour un individu, cela consiste à se fondre dans l’environnement, à être capable de s’adapter en permanence aux événements de la vie. La vie, de la plus petite cellule jusqu’à des organisations plus complexes du vivant comme nous, c’est cela : une dynamique constante d’adaptation. La question est de savoir comment soutenir cette dynamique. Il n’existe pour cela pas de recette unique. Des facteurs comme la maladie ou les dégradations de l’environnement l’affectent. Mais, au-delà, vivre n’est pas simplement une guerre contre la pathologie. Notre médecine ne soigne pas les malades, elle traite des maladies objectives selon des protocoles standardisés. Elle dédie tous ses efforts à objectiver, individualiser et singulariser la maladie dans le but d’agir sur sa nature et sa structure biologiques, indépendamment du malade qui en est le porteur et du soignant qui la traite. La procédure d’objectivation définit et valide à la fois la maladie, par les techniques diagnostiques, et les traitements, par les protocoles expérimentaux en double ou triple aveugle contre l’effet placebo. Cette procédure permet d’exclure les biais de subjectivité générés par les êtres humains, en l’occurrence le malade, le soignant ou le chercheur, et ces derniers ne deviennent ainsi plus que les substrats interchangeables de la maladie et de son traitement. Notre organisation des soins est donc fondée sur le fait objectivé, sur l’organisation de la chose, et non sur la dynamique de l’être. Alors que la vie est une dynamique mouvante, incertaine, qui se transforme en permanence. Dans notre conception de la santé, nous oublions la part du vivant, c’est-à-dire celui qui est en train de vivre. Il est vivant parce qu’il perçoit, parce qu’il s’adapte et se transforme en permanence. Malgré cela, nous nous obstinons uniquement à compter et aligner les éléments factuels comme la durée ou la quantité de vie, alors que la santé est une qualité qui n’a de sens que pour celui qui est vivant. 

Dans notre conception de la santé, nous oublions la part du vivant, nous nous obstinons uniquement à compter et aligner les éléments factuels comme la durée ou la quantité de vie, alors que la santé est une qualité qui n’a de sens que pour celui qui est vivant.

M. B. Nous oublions que, derrière les faits objectivables, il y a un être vivant… 

E. B. Exactement. Notre médecine ne valorise son action qu’en fonction de l’efficacité qu’aura une procédure standardisée, la prestation, sur l’objet de la maladie. Aucune valeur n’est attribuée aux aptitudes humaines, du soigné ou du soignant, à soulager celui qui souffre. Par son choix exclusif pour la méthode d’objectivation et de rationalisation, notre médecine a finalement exclu les personnes vivantes auxquelles elle est pourtant destinée. Ce faisant, elle s’est totalement éloignée de la finalité censée la légitimer, à savoir l’assistance et le soin aux personnes souffrantes afin de les soulager et de leur permettre d’accéder, qualitativement, à une meilleure existence. Que dit pourtant l’être vivant ? Si une personne est atteinte d’une maladie mais qu’elle « fait avec » et ne demande rien, comment doit-on agir ? A-t-elle besoin de se faire soigner et peut-on le lui imposer ? Notre système est basé sur le couple diagnostic-traitement. Son programme est de soigner toutes les pathologies. Mais quelle est l’utilité de cette démarche qui ne prend pas en compte le désir profond de la personne atteinte par la maladie ? Sans cette dimension, nous travaillons dans le vide. D’autant plus qu’il y a des gens que la maladie transforme, donnant un nouveau sens à leur existence. Il me semble qu’il faut mettre au centre le soin, en tant que relation humaine. C’est l’élément premier d’une médecine qui doit d’abord être une réponse à une souffrance. En mettant en avant les aspects technologiques de la médecine, nous avons oublié sa mission première : soulager la souffrance de l’autre en prenant en compte la perception qu’il en a.

En mettant en avant les aspects technologiques de la médecine, nous avons oublié sa mission première : soulager la souffrance de l’autre en prenant en compte la perception qu’il en a.

M. B. En ne l’écoutant pas, on prive le patient de sa liberté de choix. Est-ce une forme insidieuse de paternalisme que vous ressentez dans notre système de santé ?

E. B. Nous pensons en tout cas à la place de la personne, autant que nous l’empêchons d’exercer son aptitude et sa responsabilité d’être humain. C’est le piège de la médecine clinique, qui remonte au XIXe siècle. Avec la découverte du stéthoscope par René Laennec, nous avons commencé à dire au patient : « Taisez-vous, j’écoute votre organe, qui m’en dit davantage sur votre maladie que vous ne sauriez le faire. » Le changement par rapport à la médecine hippocratique est radical. Pour Hippocrate, l’approche reposait sur la complicité avec le malade. Il s’agissait de laisser la maladie se révéler en protégeant la relation par la confidentialité, pour que le patient se livre et qu’il évoque l’essence du mal qui l’habite avec ses propres paroles. Le XXe siècle est allé encore plus loin que le XIXe dans la négation d’Hippocrate : la pratique a adopté l’« evidence based medicine ». Derrière cette approche, il y a la suspicion que le médecin n’est pas fiable. Ce qui compte, ce sont les faits explicites et objectivables. Le système qui s’est mis en route exclut le malade. La nomenclature de la recherche le dit assez : le double aveugle, c’est l’étude sans le médecin ni le patient. Avec le triple aveugle, le « gold standard », comme nous disons, même l’expérimentateur ne sait pas ce qui se passe dans l’expérience et se retrouve du coup également exclu en tant qu’acteur du processus. 

Conférence: "Le soin relationnel à l'ère du traitement informationnel", par Eric Bonvin (juillet 2016)

M. B. L’humain passe au second plan dans cette vision de la médecine ?

E. B. La biomédecine procède d’une démarche froidement rationnelle. Elle pense implicitement soigner le patient en traitant rationnellement la cause de sa souffrance, qu’elle attribue à la maladie, qu’elle objective en la diagnostiquant. Selon cette conception, naître à la vie résulterait d’une simple programmation biologique, souffrir ne serait que l’effet collatéral d’une entité biologique déréglée, et mourir résulterait d’une erreur de manipulation médicale. Ce faisant, elle élude tout simplement la question de l’être humain vivant. Or, dans la réalité du soin, l’humain revient au galop. La crise de la Covid-19 nous le rappelle d’ailleurs. De nombreux soignants ont souffert de la déshumanisation provoquée par cette maladie. Vous aviez 30 personnes intubées avec la même pathologie. Les soignants étaient tous masqués et habillés dans des accoutrements totalement incroyables. C’est une vision cauchemardesque du soin, car elle est totalement dépersonnalisée, déshumanisée : elle ressemble à un travail à la chaîne, comme à l’usine au début du siècle dernier. En plus, les patients ventilés étaient curarisés et aucun n’avait droit aux visites. Ces conditions ont été dramatiquement vécues et jugées invivables, tant par les soignants que par les patients et leurs proches. A tel point que nombre de personnes âgées ont préféré prendre le risque de mourir chez elles, entourées, plutôt que de finir dans cet enfer. Cette pandémie a montré que, sans la dimension relationnelle, le travail du soignant devient invivable. D’une certaine manière, cela doit nous forcer à remettre une question fondamentale au centre du jeu : quelle est la finalité de notre système de soins ? Aujourd’hui, la réponse est claire : elle est économique. Mais plusieurs signaux montrent qu’il faut revenir à la mission de base de la médecine : soulager la personne souffrante et promouvoir la qualité de l’existence.

Nombre de personnes âgées ont préféré prendre le risque de mourir chez elles, entourées, plutôt que de finir dans cet enfer. Cette pandémie a montré que, sans la dimension relationnelle, le travail du soignant devient invivable.

M. B. Vous avez l’impression qu’il manque une forme d’individualisation de la prise en charge? 

E. B. Oui, en effet : notre médecine singularise la maladie et non la personne malade, qu’elle réduit à l’état de substrat. Pourtant, chaque entité vivante est singulière et toute science du vivant devrait être apte à intégrer cette singularité et cette altérité plutôt que de la réduire à l’identique ou à une «moyenne» statistique. La physique quantique a su intégrer cette singularité pour les phénomènes infiniment petits, alors pourquoi pas les sciences du vivant ? Notre monde moderne s’évertue pourtant à tirer de grandes règles, des standards qui devraient être identiques pour tout le monde. Ce qui n’est pas le cas. Bien entendu, il est important d’utiliser les données de la science. Mais il faut aller plus loin : il s’agit d’intégrer la singularité de chaque être vivant. Pas dans le sens où le comprend la médecine de précision avec ses traitements high-tech, mais dans celui, plus humain, qui consiste à reconnaître chaque personne avec son énergie propre, sa subjectivité, ses aptitudes et son existence.
En d’autres termes, la médecine devrait être capable d’intégrer pleinement l’effet placebo qualitatif à son efficacité objective plutôt que de s’en différencier en l’excluant.

Bien entendu, il est important d’utiliser les données de la science. Mais il faut aller plus loin : il s’agit d’intégrer la singularité de chaque être vivant, ce qui consiste à reconnaître chaque personne avec son énergie propre, sa subjectivité, ses aptitudes et son existence.

M. B. Malgré tout, dans cette première phase de la Covid-19, l’hôpital a joué un rôle de protection majeur. On n’applaudit pas une institution si elle est totalement déshumanisée.

E. B. Je pense que ce qui a été reconnu par la population, c’est la fonction sociale de l’hôpital ; le fait qu’il n’est pas uniquement un lieu de soins, mais aussi un lieu de protection. Et cela m’a beaucoup frappé au début de la pandémie : nous nous sommes transformés en lazaret, en lieu de quarantaine. Et c’est finalement cette médecine publique qui a repris une place centrale dans la lutte contre la Covid-19. Celle qui prend en charge les plus démunis, les protège et, quand il n’y a plus d’autre choix, permet d’attendre que nature se fasse. Cette médecine avait comme disparu. Le lieu, l’institution, l’espace social qui répond aux principes de l’assistance et de la protection des personnes vulnérables : voilà ce que les gens reconnaissent dans la fonction de l’hôpital. Ce n’est pas la médecine de pointe qui a donné la meilleure réponse à cette pandémie, celle-ci était même débordée, mais bien cet archétype de l’institution hospitalière qui a survécu aux nombreux fléaux traversés au cours des derniers millénaires. 

M. B. C’est vrai qu’une partie du système sanitaire n’a pas du tout été utilisée. Sans que cela semble, en tout cas pour l’instant, poser de problèmes considérables. Comment l’expliquez-vous ?

E. B. Pour moi, le problème central de l’organisation actuelle des soins, c’est la surmédicalisation. L’arrêt brutal, du jour au lendemain, de toute une part de l’activité du système n’a provoqué ni engorgement, ni effondrement. Et cela pose de grandes questions. Nous sommes dans un système qui pousse à la consommation, qui crée de la maladie. Ce que nous offrons au patient, c’est une prestation de réparation sur la maladie dont il est le porteur indifférencié. Nous remplaçons le genou de celui qui a mal à cette articulation par une prothèse. Diagnostic-traitement, problème-solution. Il pourrait y avoir des approches moins invasives qui conviendraient cependant mieux au patient. Mais cela ne peut se passer que dans le cadre d’une relation thérapeutique qui prenne en compte les aspirations de la personne concernée.

Si nous ne changeons pas les valeurs qui gouvernent ce monde, des épisodes du même type, certainement de plus en plus dramatiques, vont se répéter. Nous avons atteint des limites : il faut ralentir et prendre le temps de vivre avec notre environnement.

M. B. La crise que nous avons vécue va-t-elle permettre de transformer cette manière de fonctionner ?

E. B. Comme de nombreuses personnes, j’espère un changement. C’est un discours qui me plaît. Le constat est là : nous saccageons l’écosystème, nous déforestons et, avant de les exterminer et de les consommer, nous augmentons les contacts avec les animaux sauvages, qui sont de véritables réservoirs à virus. Puis, en nous déplaçant comme des fous, nous travaillons pour les virus : nous en devenons les transporteurs, les avions charters, les cargos, les bateaux de croisière !

M. B. Vous n’êtes pas très optimiste pour la suite ?

E. B. Il me semble que, lors de toutes les crises, il y a eu cette volonté de changement. Ce n’est pas nouveau. Tout nous indique depuis quelques décennies qu’un changement de cap est nécessaire et de plus en plus urgent. Mais ce changement adviendra-t-il ? Il faut l’espérer parce que, ce qui est clair, c’est que, si nous ne changeons pas les valeurs qui gouvernent ce monde, des épisodes du même type, certainement de plus en plus dramatiques, vont se répéter. Nous avons atteint des limites : il faut ralentir et prendre le temps de vivre avec notre environnement et non pas nous acharner à l’anéantir de manière suicidaire.

M. B. A peine réouverts, les McDonald’s ont été pris d’assaut. Les mauvaises habitudes ne disparaissent pas aussi vite qu’on pourrait l’espérer…

E. B. Dans le domaine des soins non plus. Il y a eu cette crise, cette parenthèse sanitaire, qui nous a montré que nous pouvons ralentir. Mais, déjà maintenant, la sempiternelle question revient : qui va payer et comment récupérer au plus vite le temps et l’argent perdus ? Pendant la crise, des décisions qui prenaient 48 mois en temps normal ont été prises en 48 heures. Nous nous sommes rassemblés pour faire face. Et, maintenant, que se passe-t-il ? Les hôpitaux, les assureurs et les cantons se renvoient la balle à propos de deux questions : qui va payer et qui fait quoi ? Les assureurs disposent pourtant d’un fonds pandémie et les budgets cantonaux prévoient, quoi qu’il en soit, la part qui leur incombe pour le financement des prestations hospitalières de base… Mais tout le monde se perd néanmoins en conjectures pour déterminer qui devra financer quoi.

Il y a eu cette crise, cette parenthèse sanitaire, qui nous a montré que nous pouvons ralentir. Mais, déjà maintenant, la sempiternelle question revient : qui va payer et comment récupérer au plus vite le temps et l’argent perdus ? 

M. B. C’est le grand retour de l’hôpital entreprise ?

E. B. Il y a un discours qui émerge : comment, dans les six prochains mois, pourrions-nous récupérer l’activité et les fonds perdus ? A peine est-on sortis de cette affaire sanitaire que la logique économique revient sur le devant de la scène. Avec, comme objectif principal, l’équilibre économique, au risque d’une consommation de soins inutiles. Je préférerais quant à moi garder un équilibre naturel : vient à l’hôpital celui qui a besoin de soins parce qu’il souffre.

M. B. La santé est le troisième pourvoyeur d’emplois du pays. Est-il possible de changer radicalement un modèle économique qui a autant d’importance ? 

E. B. La gestion de notre système sanitaire s’appuie sur une formule qui consiste à coupler, indépendamment de leur substrat humain, la maladie objectivée par le diagnostic, avec une prestation médico-technique spécifique quantifiable (médication, intervention, investigation, etc.). Une formule qui permettrait, selon les principes de l’économie de marché appliquée à la productivité industrielle, de gérer, réguler et planifier la nature et la quantité de prestations nécessaires au traitement d’une maladie. En appliquant cette formule, l’hôpital est devenu une véritable chaîne de production et de manufacture de la maladie. Et les personnes qui s’engagent dans les professions de la santé ne s’y retrouvent plus ; nous peinons d’ailleurs de plus en plus à recruter, car la motivation baisse. Les soignants ne trouvent plus de sens dans leur activité quotidienne. Ils ont l’impression de devenir de simples fournisseurs de prestations, des sortes d’automates qui doivent réaliser le maximum de tâches, au meilleur prix, sur des maladies dont les malades ne sont que les substrats. Cela ne peut pas continuer ainsi. Il faut remettre la question de la qualité de vie et du sens du travail des soignants au centre du débat. Ce n’est pas en essayant d’attraper toutes les maladies avec un filet à papillons, puis en tentant de toutes les traiter que nous y arriverons. Cela me fait bizarre de le dire ainsi, mais il me semble que la médecine devrait faire plus de politique : s’intéresser aux inégalités, aux cadres de vie et à l’environnement, qui sont en définitive les véritables déterminants de la santé, de la maladie et de la souffrance.

Il me semble que la médecine devrait faire plus de politique : s’intéresser aux inégalités, aux cadres de vie et à l’environnement, qui sont en définitive les véritables déterminants de la santé, de la maladie et de la souffrance.

M. B. A vous écouter, il n’est pas certain que le système soit prêt pour la suite de cette crise…

E. B. La première vague de la pandémie a été bien maîtrisée en Suisse. Pour des raisons qui sont encore peu claires, le système sanitaire a tenu. Mais il y a tout de même de fortes chances qu’on n’en soit qu’au début et que ces épisodes pandémiques se répètent, avec ce virus ou un autre micro-organisme. Même si la loi sur les épidémies a permis une plus forte centralisation du système, je pense que le morcellement de l’approche suisse représente un problème. Un système hypercentralisé à la française n’est certes pas davantage souhaitable. Par contre, organiser une structure de base qui soit compatible et coordonnée entre les régions me paraît vraiment nécessaire. Gérer les crises futures va demander une meilleure coordination autour d’une finalité sanitaire claire. Et, sur ce plan, la Suisse a encore beaucoup à faire.

Après le siècle des Lumières, nous avons vécu l’apogée de la raison, qui prétend mettre l’intelligence humaine au sommet de la pyramide de l’évolution. Pour moi, la pandémie a accéléré la fin de ce monde-là, entièrement construit sur la rationalité factuelle et substantielle, au détriment de la réalité perçue par les êtres vivants.

M. B. Pensez-vous que l’on assiste à la fin d’un monde ?

E. B. Peut-être. Notre médecine moderne a fait reposer sa légitimité sur sa capacité d’identification, d’action, de manipulation et de traitement des maladies, en se fondant sur une démarche rationnelle basée sur des preuves scientifiques. Cette pandémie la confronte radicalement à ses limites : elle peine à identifier clairement ce coronavirus, son mode de propagation, ses effets cliniques, notre réactivité immunitaire, et elle ne parvient pas davantage à trouver de traitement spécifique. Elle devra peut-être se résigner à devoir vivre avec ce virus autant qu’avec la blessure narcissique qu’il lui inflige. Après le siècle des Lumières, nous avons vécu l’apogée de la raison, qui prétend mettre l’intelligence humaine au sommet de la pyramide de l’évolution. Pour moi, la pandémie a accéléré la fin de ce monde-là, entièrement construit sur la rationalité factuelle et substantielle, au détriment de la réalité perçue par les êtres vivants. Grâce à la numérisation, nous prétendons programmer et piloter l’enchaînement des faits du monde. Mais, aujourd’hui, nous sommes entrés dans l’ère de la post-vérité, qui attaque frontalement cette rationalité et lui fait perdre de sa valeur. Nous sommes dans une époque incertaine où le récepteur de l’information ne s’intéresse ni à la vérité, ni à la réalité des faits. Il vit de rêves et de cauchemars stéréotypés. Toutes les civilisations ont changé parce que leurs valeurs avaient changé. Espérons, mais rien n’est moins sûr, que les valeurs qui émergent de cette pandémie annoncent des lendemains qui chantent plutôt que d’obscurs totalitarismes économiques, politiques ou religieux.

Propos recueillis par Michael Balavoine

 Portrait d’Eric Bonvin © FermeAsile-Wernimont

RAPPORT: Vers un autre système de santé


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Le système de santé suisse est confronté à un problème de durabilité. S’il fait partie des meilleurs du monde et qu’une large partie de la population s’en dit satisfaite, il est soumis à une tension croissante. A cause de son coût d’abord : les primes d’assurance maladie et les dépenses liées à la maladie ont atteint la limite du supportable (30% des Suisses renoncent déjà à des soins pour des raisons financières). A cause du paradigme sur lequel il repose ensuite.
En dehors des temps de crises telles que celle de la Covid-19 – somme toute rares –, les pathologies principales et la première cause de mortalité actuelles sont les maladies chroniques (cancer, maladies cardiovasculaires et diabète, notamment), comme le relève l’Organisation mondiale de la santé. Or, l’organisation de notre système de santé est encore trop axée sur la prise en charge des maladies aiguës (par exemple maladies infectieuses sévères, infarctus, etc.), qui étaient des questions majeures du siècle dernier. La santé, en tant que système, doit désormais s’adapter à des besoins multiples, qui demandent un accompagnement de longue durée de maladies complexes. Dans ce contexte, les hôpitaux doivent bien sûr continuer à tenir leur rôle dans la prise en charge des situations aiguës. Mais les pathologies chroniques – de plus en plus fréquentes – relèvent dès lors plus de la prise en charge ambulatoire et de la prévention. Et ceci de façon de plus en plus personnalisée. Le système se doit donc désormais de s’adapter à des besoins multiples, qui demandent un accompagnement de longue durée de maladies complexes.

Dans le cadre de son initiative Santé Personnalisée & Société, la Fondation Leenaards a soutenu la publication d’un rapport sur le système de santé suisse, co-rédigé par Michael Balavoine (Planète Santé) et Bertrand Kiefer (Revue Médicale Suisse).

👉 Rapport complet (en français et allemand)
🗞 Exemplaire papier disponible sur demande

Film a&s 2018 Maggiori - Sensibliation âgisme

Interview

Maggiori Christian

Interview du Prof. Christian Maggiori

Propos recueillis par Frédéric Rein, journaliste au magazine Générations

 

Cela passe par une remarque presque anodine à la caisse d’un supermarché qui signifie à un senior qu’il est trop lent. Ou bien par un ton et un volume différents au moment de s’adresser à une personne aux cheveux blancs. Même les médecins le pratiquent parfois quand, sans avoir approfondi l’analyse du dossier de leur patient, ils banalisent son état en déclarant que c’est bien normal d’avoir des problèmes de santé à partir d’un certain âge. Les exemples d’âgisme, à savoir la ségrégation selon l’âge, sont légion et s’insinuent dans nos quotidiens comme si de rien n’était. Cette forme de discrimination induit pourtant de lourdes conséquences.

Le professeur Christian Maggiori, chercheur à la Haute école de travail social de Fribourg, s’intéresse depuis une quinzaine d’années à la thématique de l’âge et du vieillissement. Il mène actuellement un projet destiné à lutter contre la ségrégation des seniors à l’aide d’un programme de sensibilisation à l’âgisme destiné aux enfants, dont la phase exploratoire a été soutenue par la Fondation Leenaards. A l’heure du coronavirus, il vient par ailleurs de sonder les 65 ans et plus sur la façon dont cette pandémie les affecte. Une manière de faire entendre leur voix, trop souvent absente des débats.

Frédéric Rein
Christian Maggiori, faut-il forcément avoir un certain âge pour être victime d’âgisme ?

Christian Maggiori Non, les jeunes peuvent aussi y être confrontés, notamment au moment d’intégrer le marché du travail. Les recherches montrent toutefois que les seniors appartiennent au groupe le plus touché par cette réalité.

F. R. Une classe d’âge en particulier ?

C. M. Cela n’a pas encore été étudié. Ceci dit, il convient ici de distinguer l’âge biologique de la personne de celui qui est perçu par son vis-à-vis. C’est cette seconde notion qui prévaut avant tout en matière d’âgisme, ce qui empêche de définir avec précision quelle classe d’âge est plus ou moins touchée. Par contre, même si elles ont un fond commun, les manifestations de ces discriminations peuvent varier selon les âges. Ainsi, à 65 ans et plus, on remarque plutôt des problèmes liés à la sphère professionnelle pour les personnes encore actives. Après un passage à la retraite, on dénote plus souvent des changements d’attitude de l’entourage, alors qu’à partir de 80 ans et plus, il s’agit davantage d’une banalisation des problèmes de santé. 

F. R. Que ce soit en Suisse ou en Europe, l’âgisme représente la forme de discrimination la plus courante, loin devant le sexisme et le racisme… Qui l’eût cru ?

C. M. Le sexisme et le racisme ont souvent des expressions plus visibles, à l’instar de ces images de policiers américains qui frappent un individu de couleur. Avec l’âgisme, la discrimination est moins explicite et éclatante, donc souvent sous-estimée. D’autant plus que ce phénomène reste méconnu et qu’il est encore régulièrement accepté ou supporté. Parfois, il part même d’un bon sentiment, comme quand on croit qu’une personne âgée nous entendra mieux si on parle fort. Même sans être âgiste, chacun d’entre nous peut avoir des comportements qui le sont. Et ce n’est pas anodin, car les conséquences sont très concrètes et violentes pour la personne qui en est victime.

Avec l’âgisme, la discrimination est moins explicite et éclatante que pour le sexisme ou le racisme, donc souvent sous-estimée. D’autant plus que ce phénomène reste méconnu.

F. R. C’est-à-dire ?

C. M. Les études attestent effectivement que l’âgisme a un réel impact sur la santé, que ce soit à court ou à long terme. Des recherches en laboratoire1 ont mis en évidence que le fait d’activer, même une seule fois, des stéréotypes négatifs entraînait chez les seniors des différences au niveau du rythme cardiaque et des performances intellectuelles. Ces stéréotypes augmentent aussi les comportements de dépendance vis-à-vis des autres, tandis que l’estime de soi diminue. Cela peut même conduire au refus de traitements pouvant potentiellement prolonger l’espérance de vie. Une autre étude2, qui réévaluait, deux décennies après, les premiers tests de personnes initialement âgées de 40 ou 50 ans, a prouvé que celles qui avaient un regard plus négatif sur la vieillesse développaient, dans les années suivant la retraite, davantage de problèmes cardiovasculaires, un déclin cognitif plus marqué, moins d’interactions sociales, et avaient une espérance de vie inférieure d’environ sept ans.

F. R. Estimez-vous qu’il y a aujourd’hui une recrudescence de l’âgisme ?

C. M. Il manque encore des données pour l’affirmer de façon certaine. Même si le terme est relativement récent, puisqu’il date de 1967, j’ai le sentiment que l’âgisme a toujours bel et bien existé. Il a cependant vraisemblablement progressé avec le temps, et les différentes crises – comme la crise économique du début des années 2000 – y ont également contribué. La pandémie actuelle pourrait être un facteur aggravant. Dans une récente étude que nous avons d’ailleurs lancée, avec la Haute école de travail social de Fribourg, sur le vécu des plus de 65 ans face à cette crise, il est apparu que plus de la moitié d’entre eux se sentent stigmatisés par le regard négatif des jeunes sur eux ! (lire « Le coronavirus exacerbe l’âgisme » en fin d’article)

Même si le terme est relativement récent, puisqu’il date de 1967, j’ai le sentiment que l’âgisme a toujours bel et bien existé. Il a cependant vraisemblablement progressé avec le temps.

F. R. Y aura-t-il précisément un avant et un après-Covid-19 en matière d’âgisme ?

C. M. Cette crise menace en effet de conduire à de nouvelles sources de discrimination et, peut-être, à des manifestations plus ouvertes de ce phénomène, comme le montrent les agressions verbales entendues durant la crise.

F. R. Les seniors sont-ils un peu les oubliés de cette crise ?

C. M. Nous avons pris des mesures pour les protéger, mais nous ne les avons pas vraiment entendus et, à un certain moment, il y a eu un glissement dommageable vers un « c’est leur faute ! ». Au début, c’était parfaitement justifié de se concentrer sur l’urgence sanitaire, mais, maintenant que la crise commence à être contenue, nous avons le temps et la nécessité de nous poser la question de l’impact social et de leur proposer des mesures plus ciblées, en fonction des diverses réalités qui caractérisent cette phase de la vie.

L’intégration des stéréotypes intervient déjà vers l’âge de 4-5 ans (…). Notre idée est donc de fournir dès le plus jeune âge des outils aidant à remettre en question les images négatives que les enfants sont susceptibles d’associer aux personnes âgées.

F. R. Il est donc important d’agir. Votre projet prône la sensibilisation des écoliers de 7 à 11 ans. Pourquoi avoir choisi cette frange de la population ? 

C. M. L’intégration des stéréotypes intervient déjà vers l’âge de 4-5 ans et ces derniers tendent ensuite à se renforcer tout au long de la vie. Notre idée est donc de fournir dès le plus jeune âge des outils aidant à remettre en question les images négatives que les enfants sont susceptibles d’associer aux personnes âgées. Cette démarche doit leur permettre d’interagir dès aujourd’hui de manière adéquate avec leur entourage, sans tomber dans les travers de l’âgisme, tout en étant moins influençables dans leurs comportements de demain, notamment dans leur vie professionnelle. Et, « après-demain », une fois à la retraite, ils seront alors plus à même de développer un meilleur fonctionnement social et une meilleure image d’eux-mêmes, sans quoi ils laisseront, par exemple, leur état de santé se dégrader pour ne pas être un poids pour le système de santé.

F. R. Il existe peu, voire pas de projet de recherche qui cible la notion d’âgisme en lien avec les enfants. Comment avez-vous procédé ?

C. M. Je tiens d’abord à souligner le caractère exploratoire de cette étude, lauréate du Prix Leenaards « Qualité de vie 65+ » (2018), dans la mesure où il s’agissait, dans un premier temps, d’évaluer avec les écoles et les seniors la faisabilité de mener un programme de sensibilisation dans les cantons de Vaud et Fribourg. Tous nos interlocuteurs (responsables d’établissement scolaire, enseignants, aînés, etc.) ont montré un fort intérêt pour cette thématique, ce qui nous a permis de mettre en place des espaces de discussion et de créer des activités intergénérationnelles, afin d’analyser ces différentes interactions.

Sensibilisation à l'âgisme dans les écoles - Prix Leenaards "Qualité de vie 65+" 2018 (étude exploratoire menée par le Prof. Christian Maggiori)

F. R. Quelles ont été vos difficultés principales ?

C. M. Coordonner les calendriers des uns et des autres et jongler avec le refus de certains établissements scolaires déjà très sollicités. Ce second point nous a conduit à nous tourner vers les maisons de quartier pour mettre en place des activités intergénérationnelles. Cela nous a démontré qu’il est aussi possible d’implémenter un tel programme de sensibilisation hors du seul cercle scolaire.

F. R. Finalement, quel bilan en tirez-vous ?

C. M. Qu’il y a un vrai intérêt, y compris chez les seniors, à mettre en place des programmes de sensibilisation. Nous avons toutefois remarqué qu’il fallait soit mieux cibler la tranche d’âge des enfants, soit décliner notre programme de manière différente selon l’âge de nos jeunes interlocuteurs. Bref, il faut nous adapter au cas par cas au lieu de prévoir une procédure unique.

Comme le sexisme ou le racisme, la question est vaste et nécessite des interventions à divers niveaux. De mon point de vue de psychologue, cela passe principalement par la sensibilisation du grand public.

F. R. Durant ce projet, vous avez mené des entretiens avec des seniors. Vous ont-ils rapporté de nombreuses situations d’âgisme ? 

C. M. Comme le sexisme ou le racisme, la question est vaste et nécessite des interventions à divers niveaux. De mon point de vue de psychologue, cela passe principalement par la sensibilisation du grand public. D’un point de vue législatif, seul l’article 8.2 de la Constitution helvétique évoque, de manière très générale, la discrimination. Il n’existe cependant ni loi, ni ordonnance liée à l’âgisme. Une initiative va fort heureusement être lancée par l’Alliance contre la discrimination d’âge, afin que la Suisse se positionne clairement.

F. R. Les politiques et les élus représentent l’un des leviers principaux. Sont-ils touchés par cette cause ?

C. M. Ils méconnaissent cette thématique, tout comme leurs concitoyens. Il faut dire que nous commençons tout juste à en parler, nous sommes au tout début du combat !

D’un point de vue législatif, seul l’article 8.2 de la Constitution helvétique évoque, de manière très générale, la discrimination. Il n’existe cependant ni loi, ni ordonnance liée à l’âgisme. Une initiative va fort heureusement être lancée.

F. R. Pourtant, l’âgisme se reflète dans tous les secteurs de notre société… 

C. M. Effectivement. Outre le bien-être, la santé et le fonctionnement individuel de la personne, cela impacte aussi l’économie. Quant au système de santé, il est également impacté quand certaines personnes âgées décident, en raison de l’âgisme ambiant, de ne pas consulter un médecin lorsqu’elles ont un souci de santé, car « c’est normal avec l’âge ». Ces attitudes conduisent souvent à des problèmes plus graves encore et, au final, à des factures plus élevées.

F. R. A l’aune de vos recherches, quels instruments de sensibilisation préconisez-vous ? 

C. M. Il faut trouver des canaux – non culpabilisants – qui confrontent à cette situation et parlent aux publics concernés. Si on prend l’exemple des enfants, on ne peut pas se contenter d’une campagne d’affichage ; la réalité virtuelle, plus ludique, peut en revanche leur permettre de se mettre dans la peau d’un senior, de la personne qui assiste à une scène d’âgisme, ou encore dans celle de l’auteur de ce comportement. Mais il faut aussi prévoir des activités intergénérationnelles, avec un contact direct, pour que chacun puisse apprendre et apporter quelque chose à l’autre. Par ce biais, on atteint une reconnaissance de la diversité, de ces mille et un parcours de vie qui charpentent chaque individu, et ainsi éviter les généralisations qui sont à la base de l’âgisme. 

Par ce biais, on atteint une reconnaissance de la diversité,  de ces mille et un parcours de vie qui charpentent chaque individu, et ainsi éviter les généralisations qui sont à la base de l’âgisme.

F. R. Vous évoquez des outils technologiques, comme la réalité virtuelle, alors que c’est précisément une discipline qui cristallise les discriminations à l’égard des seniors. N’est-ce pas paradoxal ?

C. M. Non, pas si on ne table pas uniquement sur cet aspect-là. Il faut d’ailleurs aussi casser le stéréotype de la fracture numérique : elle ne touche pas tous les seniors et concerne aussi les plus jeunes. Jouer avec ce support permet précisément de déconstruire certaines images pour les reconstruire de manière plus adéquate.

F. R. Comment votre projet va-t-il se poursuivre ?

C. M. Nous avons déjà mis en place des activités intergénérationnelles pour lutter contre les stéréotypes avec la commune fribourgeoise de Vuadens. En parallèle, nous développons d’autres supports, comme la réalité virtuelle ou des capsules vidéo, qui devraient être disponibles en 2021.

F. R. Au vu du vieillissement général de la population, ne devrait-on pas rapidement trouver un nouveau modèle social ?

C. M. C’est certain. Nous avons actuellement un fonctionnement social basé sur une espérance de vie beaucoup plus brève que la réalité. La société se doit de le prendre en compte, sans quoi le décalage sera de plus en plus grand, au risque de devenir même insurmontable.

Il est nécessaire de ne pas simplifier, de manière erronée, le discours actuel du type : “Les jeunes aident et les personnes âgées reçoivent.” Il faut au contraire mettre en évidence les besoins et les contributions des uns et des autres.

F. R. Quel est le risque de ne rien faire ? Créer une guerre intergénérationnelle ?

C. M. Ne rien entreprendre signifierait avant tout tolérer ou accepter cette forme de discrimination, et ainsi manquer à notre devoir de protéger les possibles victimes. Du point de vue de la morale, une telle passivité serait bien évidemment inacceptable. Un autre risque serait de continuer à creuser le fossé entre les générations et ainsi de menacer la cohésion sociale. Il est donc nécessaire de ne pas simplifier, de manière erronée, le discours actuel du type: « Les jeunes aident et les personnes âgées reçoivent. » Il faut au contraire mettre en évidence les besoins et les contributions des uns et des autres. En effet, si les jeunes viennent souvent en soutien à leurs aînés, l’inverse est tout aussi vrai. Il suffit de penser aux diverses activités bénévoles des seniors ou à l’aide pour la garde des petits-enfants. Ces éléments ont également une influence bénéfique sur l’économie.

Ce sujet touche tout le monde et cela surprend toujours de découvrir que l’âgisme est la plus importante source de discrimination en Suisse et ailleurs dans le monde !

F. R. Votre champ de recherche suscite beaucoup l’intérêt des médias. Comment l’expliquez-vous ?

C. M. C’est vrai qu’elle trouve un écho certain. Il faut dire que ce sujet touche tout le monde et que cela surprend toujours de découvrir que l’âgisme est la plus importante source de discrimination en Suisse et ailleurs dans le monde !

 

Notes de bas de page

1.

Références pour les études en laboratoire :

– Chasteen, A. L., Bhattacharyya, S., Horhota, M., Tam, R., & Hasher, L. (2005). How feelings of stereotype threat influence older adults’ memory performance. Experimental Aging Research, 31, 235-260. doi :10.1080/03610730590948177

– Horton, S., Baker, J., Pearce, G. W., & Deakin, J. M. (2008). On the malleability of performance: Implications for seniors. Journal of Applied Gerontology, 27, 446-465. doi :10.1177/0733464808315291

– Levy, B. R., Ashman, O., & Dror, I. (2000). To be or not to be: The effects of aging stereotypes on the will to live. Omega: Journal of Death and Dying, 40, 409-420. doi : 10.2190/Y2GE-BVYQ-NF0E-83VR

 

2.

Rothermund, K., & Brandtstädter, J. (2003). Age Stereotypes and Self-Views in Later Life: Evaluating Rival Assumptions. International Journal of Behavioral Development, 27, 549–54. doi : 10.1080/01650250344000208.

Le coronavirus exacerbe l'âgisme

Premiers résultats de l'étude: "Le vécu des 65 ans et plus au coeur de la crise de la Covid-19"

 

Près de 60% des seniors habitant en Suisse s’estiment injustement traités en ces temps de pandémie. C’est ce qui ressort des premières conclusions d’une étude menée par Christian Maggiori, qui a sondé les 65 ans et plus pendant cette période.

« Des personnes nous ont signalé avoir été agressées verbalement par des « à cause de vous, on doit rester à la maison, et vous, vous sortez tranquillement ! » révèle-t-il. Si les incertitudes de cette crise sanitaire exacerbent les sensibilités, ces témoignages mettent un peu plus encore en lumière la notion d’âgisme, dont sont surtout victimes les seniors. « Au vu de ce que je perçois autour de moi, cela n’a rien de surprenant », déplore le psychologue, qui a pu compter sur un taux de participation exceptionnel, puisque près de 5000 personnes avaient déjà répondu au sondage en moins d’un mois, depuis son lancement fin avril 2020. « Cela prouve un malaise, mais aussi un besoin de pouvoir s’exprimer, décrypte le spécialiste. On a beaucoup parlé des 65 ans et plus, mais on ne leur a pas beaucoup donné la parole. Ils ressentent un sentiment d’injustice et d’incompréhension, d’autant plus qu’ils sont tous mis dans le même panier. »
Les participants ont aussi affirmé, dans 35% des cas, craindre économiquement pour leur futur, alors qu’un tiers d’entre eux pensent que cette crise aura aussi un impact négatif sur les relations intergénérationnelles. Christian Maggiori estime-t-il que cette pandémie peut représenter un terreau fertile à une flambée de l’âgisme, déjà bien présent avant l’arrivée de la Covid-19 ? « Elle risque de renforcer certains clichés négatifs et, de ce fait, pourrait conduire à une recrudescence de ce type de comportement », répond-il. C’est pourquoi il insiste sur l’importance que les autorités réfléchissent à une autre façon de communiquer, maintenant que l’urgence est passée. « Pour que l’on puisse repartir sur de bonnes bases, il faut restaurer le dialogue, mettre à plat les malentendus, notamment en rappelant que le confinement a servi l’ensemble de la population, puisque l’âge médian des personnes touchées par la Covid-19 est de 52 ans, note-t-il. Il est nécessaire de casser les stéréotypes au plus vite, sans quoi on se dirigera vers moins d’entraide et plus d’exclusion sociale à long terme. »

Propos recueillis par Frédéric Rein

 Portrait de C. Maggiori ©  DR
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Dialogue

 

Propos recueillis par Marc Frochaux, rédacteur en chef de la revue TRACES 

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Ariane Widmer
Dir. de Stratégie et développement de l’Ouest lausannois de 2001 à 2019; actuelle dir. de la planification cantonale du Canton de Genève
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Eric Linder
Chanteur (sous le nom de scène Polar), organisateur d’événements et cofondateur du festival Antigel en 2011

L’artiste genevois Eric Linder, alias Polar, a fondé avec Thuy-San Dinh le festival Antigel en 2011. En dix éditions, 200 lieux ont été exploités sur les 45 communes genevoises, favorisant ainsi le déploiement de l’offre culturelle dans tout le canton. Prônant le décloisonnement artistique et friand de friches en devenir, Antigel investit des espaces périurbains aussi inexplorés qu’inattendus, loin des lieux centraux usuellement dédiés à la culture.
L’architecte et urbaniste Ariane Widmer, à la direction de Stratégie et développement de l’Ouest lausannois (SDOL) pendant seize ans, a quant à elle coordonné la politique d’aménagement de huit communes périphériques, en y apportant les éléments porteurs d’un renouvellement culturel. Partenaire de Lausanne Jardins, puis présidente de l’Association Jardin Urbain (depuis 2017), qui porte l’événement, elle a amené le public à penser différemment le paysage de l’agglomération.
En prônant l’association d’une dynamique artistique à la (re)découverte de lieux de proximité, tous deux ont contribué à révéler l’identité d’espaces périphériques ou à renouveler le regard porté sur eux, tout en y établissant des semences de culture vectrices de cohésion sociale.

Marc Frochaux
Racontez-nous, Eric Linder, comment est né le festival Antigel et quelles étaient vos intentions. Aviez-vous conscience de votre rôle d’explorateur de la périphérie à vos débuts ?

Eric Linder Antigel a été créé en 2011 et, depuis le départ, nous travaillons sur le concept d’une nouvelle géographie pour la culture à Genève : nous voulions mettre au centre les communes périphériques, réunir les 45 communes qui forment le canton.
J’ai grandi dans la commune d’Onex et je sais ce que c’est que de vivre éloigné du centre-ville, où tout se passe. Il y a une barrière invisible entre le centre et la périphérie, voire un complexe, que j’ai bien connu. Je ne l’ai pas oublié quand j’ai commencé ma carrière d’artiste, sous le nom de Polar.
Je voulais également bousculer les choses, décloisonner les tendances, déjà au sein des entités où j’ai travaillé. Quand je travaillais à L’Usine – le temple du rock, du hardcore et du metal –, j’aurais souhaité y voir d’autres styles musicaux. A La Bâtie, je découvre les arts vivants et me passionne pour la danse contemporaine. Antigel naît donc à la jonction de ces différents projets artistiques que nous souhaitions réunir : les musiques plurielles, les danses contemporaines et urbaines.
Mais avant même de parler de programmation, nous avons réfléchi au territoire : 45 communes, 292 km2. Nous sommes donc allés à la rencontre de chaque commune genevoise, mais lors de la première édition, c’est essentiellement la ceinture suburbaine collée à Genève qui devait participer : Lancy, Onex, Carouge, Meyrin, Grand-Saconnex, etc. Ce n’est pas facile de réunir 45 communes !

Festival Antigel - 10 ans en 2020

M. F. Cela ressemble, Ariane Widmer, à la mission que vous avez relevée pendant seize ans à la tête de Stratégie et développement de l’Ouest lausannois (SDOL) : réunir autour d’une même table pour coordonner le développement de huit communes, à l’époque d’une croissance inouïe.

Ariane Widmer Oui, ce sont des dimensions moins importantes qu’à Genève – huit communes, un territoire de 26 km2 –, mais la tâche était tout autre ! Avec un petit pourcentage au début, j’étais chargée de mettre en oeuvre quelques études inscrites dans le plan fondateur du schéma directeur. On imaginait alors que ce serait l’affaire de deux ou trois ans, puis que cette histoire serait réglée… Or, animer une planification territoriale est un processus sans fin : le contexte est mouvant et il faut constamment des réajustements.
Ces communes périphériques avaient besoin d’un développement, d’abord au sens des infrastructures et du logement, mais également au sens urbain : ces régions souffraient d’un manque d’identité. Nous avons donc très vite compris que la culture pourrait jouer un rôle important. En même temps, il fallait affirmer l’Ouest comme une entité et plus seulement comme « la marge » de la ville. C’est là que Lausanne avait placé le traitement de ses déchets, son usine à gaz, en bref, les parties les plus ingrates de la ville.
En travaillant sur le développement intérieur du territoire, nous avons touché rapidement les friches, ces lieux en déshérence, non habités. Paradoxalement, il est très difficile d’intervenir sur des endroits qui n’ont pas ou peu d’usagers, qui n’ont pas de structures fortes. L’urbanisme doit partir des traces du passé, des habitants, de leurs aspirations ; comment se projeter dans un plan qui aura un impact d’ici dix à quinze ans sans faire intervenir les habitants ?

Ces communes périphériques avaient besoin d’un développement, d’abord au sens des infrastructures et du logement, mais aussi au sens urbain: ces régions souffraient d’un manque d’identité. Nous avons donc très vite compris que la culture pourrait jouer un rôle important.

Ariane Widmer

M. F. Dans le cadre du schéma directeur, certaines zones en transition, comme la friche industrielle de Malley, ont pu être animées. La buvette de Malley, La Galicienne, par exemple, connaît un certain succès depuis sa création. Comment est-elle née ?

A. W. Dès que nous nous sommes intéressés aux friches, un besoin profond d’appropriation s’est fait sentir. Mais comment amener de la vie sur des lieux délaissés ? Nous avons commencé par faire un recensement de tous les espaces qui accueillent une animation culturelle sur la friche de Malley – théâtre, associations, sport, accueil pour les jeunes, etc. – de manière plus ou moins confidentielle. Et nous avons découvert que cet endroit qui paraissait mort ne l’était pas du tout !
L’enjeu était alors de donner une visibilité permettant d’activer la friche. Nous nous sommes arrêtés sur cet espace fantastique situé au pied du majestueux viaduc du Galicien, une sorte de petit vallon encaissé, et avons travaillé à partir de ses particularités. Nous avions les bons partenaires ; ils ont immédiatement compris l’enjeu du site malgré ses risques : Lausanne Jardins nous a confié cinq jardins de l’édition 2014, qui ont pu être installés à Malley pour annoncer les futures places publiques du quartier, l’association I Lake Lausanne (qui a imaginé la Jetée de la Compagnie à Bellerive) a créé la buvette et, plus tard, le laboratoire ALICE de l’EPFL y a construit un pavillon en bois, pour ne citer que ces exemples.
De l’autre côté, le partenaire politique a vu l’opportunité d’amener une nouvelle fonction sur ce lieu désert. La Ville de Prilly a effectué quelques aménagements, autorisé l’accès des food-trucks et, du jour au lendemain, ce lieu jusque-là déserté, pratiquement inaccessible, était rempli de gens qui pique-niquaient. Ce changement nous a clairement indiqué le manque cruel d’espaces de rencontre et le champ des possibles liés aux lieux périphériques.

Le désert amène le désir ! Antigel part aussi de ce désir.
Dès nos débuts, nous avons questionné la relation entre un lieu, sa fonction et le projet artistique. Nous voulions sortir la culture des théâtres, des salles de concert, de toutes les institutions traditionnellement dédiées à la culture.

Eric Linder

M. F. Eric Linder, je crois que vous partagez ce goût pour les espaces désertés…

E. L. Le désert amène le désir ! Antigel part aussi de ce désir. Dès nos débuts, nous avons questionné la relation entre un lieu, sa fonction et le projet artistique. Nous voulions sortir la culture des théâtres, des salles de concert, de toutes les institutions traditionnellement dédiées à la culture, faire un truc dingue dans un lieu inhabituel.
Un des premiers événements fondateurs de cette démarche était le concert de musique électronique de Pan Sonic, que j’ai organisé sous les arches du pont Butin. Personne n’y croyait, et pourtant plus de 800 personnes se sont déplacées. C’était la naissance de la formule : un bon artiste dans un lieu exceptionnel. Nous invitions au voyage : la première affiche disait « Migrez », l’édition 2012 disait « Explore », une formule qui a d’ailleurs fait des émules, puisqu’elle a été reprise par le Département du territoire par la suite, pour son propre festival.

M. F. Pourquoi était-il si important de s’intéresser à ces territoires ? Les gens avaient-ils donc peur d’aller dans la périphérie ?

E. L. Absolument. A l’époque, personne ne voulait aller dans la périphérie. Il y avait évidemment quelques institutions – les Spectacles Onésiens, le Forum de Meyrin, etc. –, mais au-delà de la ceinture suburbaine, il n’y avait plus rien. L’idée que rien ne pouvait y venir était profondément ancrée. Nous avons écrit le slogan « Soyez sauvages ! » pour encourager ce désir. En allant voir les communes, nous avons ressenti cette peur et constaté que certaines d’entre elles n’avaient parfois même pas de service culturel. En leur délivrant notre expertise, nous pouvions dès lors y jouer un rôle très important.
Lors des premiers dialogues avec les communes, vers 2008, nous avons mené des enquêtes, posé des questions sur les enjeux futurs de ces territoires. Nous avons pris conscience qu’il y aurait de nouveaux centres décentrés qui allaient voir le jour, que, là, il y aurait quelque chose à raconter.

A. W. Les agglomérations sont les territoires d’avenir de la Suisse. C’est ce que nous avons affirmé à l’époque et le Prix Wakker, décerné au SDOL en 2011, a souligné cette ambition d’aller voir dans les « angles morts » : des territoires inconnus, qu’on ne soupçonnait même pas d’exister et qu’il fallait révéler. Ceux qui vont à leur découverte changent totalement leur vision de la ville. Ce travail exploratoire peut changer les équilibres entre ville et périphérie. Les villes ont déjà raconté leur histoire, mais ce qui se déroule dans la périphérie est incomparable en termes de potentiels, de mutations à venir, d’imagination.

Ville, société et culture sont liées par des liens profonds. Indissociables, elles sont l’expression l’une de l’autre. Elles sont la scène, l’acteur et l’émotion.

Ariane Widmer

M. F. J’aimerais bien vous entendre sur les relations entre l’autorité et la création. La culture doit être autonome ; par définition, elle se méfie de l’institution. Comment la soutenir sans l’asphyxier ?

A. W. Pour moi, c’était simple, je n’avais pas le droit de m’occuper de culture. Mon cahier des charges l’excluait. Nous avons certes introduit les termes « patrimoine » et « identité ». La culture est donc entrée par la petite porte, par l’occupation temporaire de sites, toujours subordonnée à la question du «développement urbain».
Et pourtant, ville, société et culture sont liées par des liens profonds. Indissociables, elles sont l’expression l’une de l’autre. Elles sont la scène, l’acteur et l’émotion. 

E. L. De notre côté, c’est en allant voir d’autres acteurs que nous avons pu rester dans la marge. Antigel a dû composer avec un microcosme issu de l’univers post-squats. Entre 2008 et 2010, les squats, très actifs dans la culture genevoise, ont été systématiquement démantelés. C’était un moment très flou pour les acteurs culturels et Antigel devait être agile, chercher d’autres partenaires. Nous sommes allés voir en priorité les entreprises, celles qui possèdent les hangars, les lieux en activité. De cette manière, nous sommes parvenus à raconter les coulisses de la ville, comme l’usine d’incinération d’ordures de Cheneviers ou, cette année, l’ancienne caserne militaire des Vernets. L’idée d’investir la caserne a germé en 2012 déjà, grâce à l’entremise d’une entreprise générale active dans le secteur Prailles-Acacias-Vernets (PAV), qui nous a révélé son potentiel.

M. F. Ce sont des associations plutôt inédites. Quels intérêts en retirent vos partenaires ?

E. L. Tout le monde y gagne. Antigel a accompagné par son action la mutation du secteur Pont-Rouge, dans le PAV : durant les quatre dernières éditions, les bâtiments qui tombaient les uns après les autres ont accueilli environ 16 000 personnes. Or, à l’époque, la grande majorité des festivaliers ne savaient même pas où était Pont-Rouge !
En dix ans de festival, nous avons exploré 200 lieux qui n’étaient pas dédiés à la culture, réuni plus de 350 000 personnes, qui ont acheté un billet, donc choisi consciemment de s’y rendre. En échange des espaces, nous avons fait de la médiation ; c’est du win-win. 

A. W. « Vous avez des lieux, nous apportons la vie. » L’investisseur, le développeur sait combien il est important d’activer ses espaces. Le « trou » de La Galicienne s’est par exemple transformé en un endroit tellement paisible, vivant, actif huit mois par année, c’est tout simplement incroyable ! Il y a eu la Coupe du monde, des cours de tango, des spectacles ; c’est devenu une scène pour les associations locales, un lieu qui fédère les centres de jeunesse de Prilly et Renens.
Ce qui est émouvant, c’est de voir à quel point la buvette répondait à un besoin très fort mais inexprimé. Dès l’ouverture, son administrateur ne savait plus où caser les demandes dans son planning. Avant, on imaginait une ville terne, morose, engorgée de trafic. Et soudain, la vie éclot, comme une plante, et change totalement la perception du lieu. L’initiative a donc été profitable pour tout le monde et, surtout, elle a soulevé des questions de fond sur la manière de fabriquer des projets intercommunaux.

M. F. L’occupation transitoire ouvre à la créativité, à des initiatives spontanées et inattendues, mais peut également nuire à l’établissement définitif d’activités culturelles. Faudrait-il pérenniser certaines de ces activités ? 

E. L. Je crois à la force des initiatives transitoires. Car même si elles ne se pérennisent pas, elles contribuent fortement à établir la culture là où elle n’existe pas du tout. Nous avons proposé à Genève de « donner à voir, raconter » un quartier en transformation, avant même qu’il n’existe. Les 2000 personnes qui se sont retrouvées à 2h du matin au Grand Central correspondent peut-être aux 2000 personnes qui arrivent aujourd’hui en tram à 7h30 à Pont-Rouge.
Antigel n’a pas concrètement changé la vocation d’un lieu. En revanche, le festival a eu une action concrète sur la perception d’un territoire, sur la valeur que peut avoir un quartier ou une zone industrielle. Notre métier est celui de « révélateur »…

Je crois à la force des initiatives transitoires. Car même si elles ne se pérennisent pas, elles contribuent fortement à établir la culture là où elle n’existe pas du tout.

Eric Linder

A. W. … et de créateurs de souvenirs, cette partie du palimpseste urbain, cette fine couche d’émotion qui charge l’identité d’un lieu en gestation.
J’ai été sensible à l’intervention de Patrick Bouchain à la Quinzaine 2019 de l’urbanisme et du territoire de Genève. L’architecte français, auteur de nombreuses reconversions, exige que la culture puisse s’établir durablement au lieu d’être cantonnée à un statut transitoire, une pratique qui tend en effet à se généraliser.
Or, la ville est un lieu en mutation continue. A Malley, nous avons pu tirer une opportunité ; c’était un quartier un peu oublié, alors qu’il est au coeur de l’agglomération et qu’il est chargé d’histoire. La pire des choses qui peut arriver est la table rase. Aussi, je me suis battue pour conserver la grande boule à gaz, même si beaucoup de gens ne comprenaient pas. «Faire avec», c’est cela le défi.
A Malley, de grands morceaux de ville vont être construits en peu de temps. La buvette La Galicienne ne restera certainement pas, ou du moins pas dans cet état, mais son activité pourrait mener à un programme similaire qui verrait le jour dans l’un des futurs bâtiments. En effet, si elle a été conçue comme une scène éphémère, La Galicienne est devenue un lieu de rencontre, elle a réuni des artistes, provoqué une onde qui se propage. C’est ainsi que je vois l’approche de l’urbaniste : il ne s’agit pas que de faire du construit, mais aussi de créer du social, de l’appartenance.

M. F. A la lumière de vos récits, on se prend à penser que l’urbanisme, l’aménagement et la culture devraient mieux collaborer… 

A. W. L’urbanisme est forcément un travail culturel, qu’on le veuille ou non. Les urbanistes sont aujourd’hui accusés d’utiliser l’artiste pour préparer la gentrification, le remplacement d’une population par une autre, plus aisée. Cela ne doit pas empêcher de favoriser le rôle de la culture pour créer un terreau fertile dans des endroits délaissés.
Lausanne Jardins, par exemple, a contribué à découvrir des lieux, des niches, des terrains en friche et d’y planter des graines. Comme Antigel, Lausanne Jardins est intervenu sur des endroits que personne ne regardait. L’événement a révélé des strates archéologiques dans un tunnel, aménagé des bancs fleuris dans des coins délaissés, provoqué un intérêt pour les plantes vivaces poussant sur les terrains vagues… En 2004, la manifestation s’est dirigée vers l’Ouest lausannois. Elle nous a alors aidés à identifier des besoins, à chercher des idées, et a permis d’obtenir des soutiens politiques pour réaliser des projets. Ce projet culturel a donc clairement joué un rôle de facilitateur.

L’urbanisme est forcément un travail culturel, qu’on le veuille ou non. Les urbanistes sont aujourd’hui accusés d’utiliser l’artiste pour préparer la gentrification, le remplacement d’une population par une autre, plus aisée. Cela ne doit pas empêcher de favoriser le rôle de la culture pour créer un terreau fertile dans des endroits délaissés.

Ariane Widmer

E. L. Nous avons littéralement « cultivé » le terrain du PAV : le bar éphémère d’Antigel à la caserne des Vernets, appelé le Grand Central, a eu un tel succès qu’il a créé un véritable besoin. Dans le sillage de cette expérience, nous avons organisé un séminaire sur l’imaginaire du lieu, pour élargir le potentiel de la caserne. Celui-ci a été organisé par OLA-UP, une plateforme dédiée aux discussions sur l’aménagement urbain montée en collaboration avec l’agence d’urbanisme Urbaplan. Notre expérience dans la culture nous a donc naturellement menés vers la médiation urbanistique.

Antigel consiste à rassembler des gens dans l’espace, tout l’inverse de ce que fait ce virus.

Eric Linder

M. F. Le semi-confinement que nous avons vécu a modifié pour un temps les disparités entre centres, périphéries et campagnes. Par la frustration qu’il a provoquée, il a aussi révélé un profond besoin de se réunir dans les espaces publics. Que vous enseigne la crise sanitaire sur les pratiques culturelles et sur l’aménagement du territoire ?

A. W. Le pire et le meilleur. La crise nous fait comprendre ce qu’est une ville ou un village sans ses habitants. Nos quelques déplacements nous ont fait parcourir des rues désertes, des places vidées de leur sens. Sans plus aucune interaction, ni point de friction. Une ville creuse et sans émotion, transformée en décor.
Le meilleur aussi : la ville libérée du fardeau de la voiture omniprésente, les quartiers d’où le bruit s’est retiré pour laisser place aux sons – les applaudissements, les bavardages des promeneurs, les oiseaux. Mais aussi la proximité retrouvée. Celle des magasins du quartier, des petits parcs voisins et des forêts urbaines. Sortir de la ville pour aller chez les maraîchers des campagnes avoisinantes.
Et, pour finir, une certitude : celle que la ville a la capacité de s’adapter et de se transformer pour offrir le meilleur à ses habitants.

🗣« Comme un désir de ville apaisée ». Ariane Widmer était l’invitée de l’émission « A voix haute » du 7 juin 2020 (RTS – La Première) – durée du podcast 15:05 

E. L. Les lieux ont leur propre vie : la caserne des Vernets a été remplie de militaires, puis elle restée vide, puis elle a été remplie d’artistes. Voilà qu’elle sert d’accueil en temps de crise. C’est notre directeur du Grand Central qui en a été le responsable d’intendance : en hiver, il accueillait des artistes et des foules, au printemps des personnes en détresse. Quelques éléments de décoration sont restés. Jamais je n’aurais imaginé ça au mois de mars. Nous mesurons aujourd’hui la chance que nous avons eue d’organiser cette édition, deux semaines avant que tout ne bascule.
Antigel consiste à rassembler des gens dans l’espace, tout l’inverse de ce que fait ce virus. Tout ne peut pas se faire avec le numérique. Nous avons bien relayé les DJ sets du Motel Campo, l’un de nos partenaires, mais un événement sans espace, sans live, sans fumée, sans lumière, ce n’est pas pareil, il n’y a pas de magie. L’essence même de l’être humain est d’habiter, de cultiver un lieu, de s’immiscer dans un territoire. 

Propos recueillis par Marc Frochaux

 Portrait de A. Widmer © DR
Portrait de E. Linder © Mathieu Geser
MF_portrait_1
MARC FROCHAUX
Rédacteur en chef
de la revue TRACÉS
Commentaire

Espaces cultivés – culture spatialisée

La crise sanitaire de la Covid-19 nous l’a encore démontré : les pratiques culturelles sont intimement liées aux espaces où elles prennent corps. Et, inversement, la culture enrichit considérablement les espaces qu’elle habite.

 

Cette interdépendance est devenue tellement flagrante que, pour certains sociologues de la ville, espace et scène culturelle devraient être analysés ensemble, si l’on veut comprendre certaines dynamiques de renouvellement de l’urbanité et retracer l’émergence des courants artistiques*.

Il y a longtemps que la culture est activement utilisée dans les politiques d’aménagement : depuis les années 1980, l’établissement des artistes dans un quartier est fatalement interprété comme le signe avant-coureur de sa gentrification à venir et, depuis les années 2000 au moins, les villes du monde entier misent sur la « classe créative » pour régénérer des quartiers – avec, comme résultat, des atmosphères de déjà-vu à Lisbonne, Berlin ou Genève. En Suisse, alors que la scène artistique alternative continue d’être démantelée sous l’effet de la pression immobilière, « l’urbanisme transitoire » exploite le travail des artistes pour valoriser des terrains en mutation ou avant un important chantier – sans garantir pourtant la pérennisation de leurs activités.

Entre le temps long de la planification et la réactivité des organisateurs d’évènements, la création se calfeutre dans l’éphémère, l’invisible, l’incertain. Ainsi, des scènes, des buvettes, des concerts sauvages naissent dans les interstices de la ville, comme des plantes vivaces sur les terrains vagues. Ce constat mène à un dilemme inévitable : dès que l’on veut la maîtriser, la contrôler, la culture étouffe. Mais le travail des acteurs de la culture s’avère indispensable à l’aménagement: leur travail rassemble, caractérise des lieux, donne du sens. Quand il n’est pas encouragé, les quartiers perdent leur âme.

Pour discuter de cette délicate interaction, il a semblé opportun d’engager une conversation entre un organisateur d’événements culturels, lui-même artiste, et une organisatrice de politiques d’aménagement. Eric Linder déniche des espaces en rade dans la périphérie genevoise pour y faire éclore des projets culturels, tandis qu’Ariane Widmer révèle les ferments de culture dans les opérations urbanistiques qu’elle a conduites dans l’Ouest lausannois. Tous les deux constatent le rôle primordial des scènes éphémères, des buvettes de quartier ou encore des lieux de rencontre dans les espaces en mutation en quête de signification, d’identité. Par le biais de ces actions (désormais nombreuses !), les activités culturelles, qui étaient autrefois l’apanage des centres, forment désormais un maillage cohésif qui se déploient sur l’ensemble du territoire.

Avec la Déclaration de Davos lancée en 2018, la Suisse joue un rôle pionnier sur un thème de politique européenne portant sur la qualité du cadre de vie (davosdeclaration2018.ch). Au lieu de réaliser ce qui a été dessiné sur un plan depuis « en haut », cette stratégie veut rendre les planificateurs, les urbanistes et les architectes attentifs au donné, au vécu, aux aspirations et aux initiatives qui émanent des lieux et de leurs habitants. La culture du bâti mise sur la participation, sur une interaction constante entre ce qui est, ce qui sera, ce qui pourrait être. Dans un tel cadre, pratiques culturelles et appropriations spatiales ne se distinguent plus.
Eric Linder et Ariane Widmer ont très certainement oeuvré en ce sens, en dénichant les qualités intrinsèques des espaces de la périphérie.

Marc Frochaux

 

*Pour un résumé historique et une introduction critique à cette problématique, se référer à l’ouvrage collectif dirigé par Luca Pattaroni, La contre-culture domestiquée :art, espace et politique dans la ville gentrifiée, Genève, Métis Presses, 2020.

 

Caroline Fernandez

Carte Blanche

 

à l’écrivaine Raluca Antonescu,
boursière culturelle Leenaards 2018. 

Cette nouvelle de l’écrivaine Raluca Antonescu, boursière culturelle Leenaards 2018, a été préalablement publiée dans la rubrique « Parce qu’il nous reste les mots » initiée par le média Le Temps en période de confinement. Tout en relevant la qualité de cette initiative rédactionnelle, la Fondation Leenaards souhaite relayer ce texte particulièrement fort et sensible qui témoigne, si besoin était, de la nécessité de la littérature.

 

 

 

 

Au niveau des lèvres 

 

Ils ont que ça à faire, ici. Regarder par la fenêtre. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait, malgré ma présence. La vue de sa chambre donne sur une cour, plutôt calme. 

Nous portons un masque et respectons la distance sanitaire. Elle est assise dans son fauteuil proche de la vitre et j’ai placé une chaise à l’autre bout de la pièce, à côté de la porte. L’idée que je puisse m’enfuir aisément, en deux enjambées, me réconforte. Pour être honnête, cet éloignement qui nous est soudain imposé ne nous est nullement étranger. La distance, nous la respectons depuis longtemps. 

Comment s’installe la distance ? Dans notre cas, ce fut en toute tranquillité, étalée sur la durée avec la mollesse de la négligence. Patiemment, nous avons omis de nous parler. Aujourd’hui, mon comportement habituel me met mal à l’aise. On m’a informée à l’accueil que les visites seraient suspendues pour une durée indéterminée. Un enfermement total pour protéger cette population fragilisée. Mes visites étaient loin d’être assidues, mais je n’étais pas préparée à ce qu’elles cessent brutalement. 

Elle regarde toujours obstinément par la fenêtre. Est-elle au courant qu’elle ne me reverra plus avant longtemps ? 

 

Cette situation hors du commun bouscule le temps et obstrue nos lèvres autrement que par l’ennui. Notre distance, aménagée de notre plein gré depuis des années, m’apparaît maintenant dans toute son inhumanité.

J’avais fini par m’habituer à notre mutisme, aux visites qui s’en trouvaient écourtées, à mon soulagement si peu coupable. Mais cette situation hors du commun bouscule le temps et obstrue nos lèvres autrement que par l’ennui. Notre distance, aménagée de notre plein gré depuis des années, m’apparaît maintenant dans toute son inhumanité.

J’ai furieusement envie de fumer. C’est une réaction physique, le besoin de me libérer du masque quelques instants. Avec son corps résolument tourné ailleurs, son visage est déjà en train de disparaître. Je vois alors notre capacité à normaliser l’anormal pour ce qu’elle est : monstrueuse. Je me suis accommodée de son silence buté comme d’un confort mérité. Je me lève de ma chaise.

– Je vais fumer une cigarette.

– Je viens aussi.

Je me retourne, surprise. Comme je ne vois pas sa bouche, sa voix pourrait provenir de n’importe où. Ce n’est peut-être pas elle qui a parlé.

– Je croyais que tu ne fumais plus ?

Sans me répondre, elle sort un paquet de Vogue du tiroir de son chevet.

– Ce n’est pas une bonne idée. Avec tes problèmes pulmonaires…

Elle s’avance déjà vers la porte. Ses yeux clairs pétillent, sarcastiques. Bien sûr, depuis quand écoute-t-elle mes conseils sensés ? Je lui emboîte le pas. Son jeans un peu large fait flotter ses jambes. En dépit de sa canne, elle marche comme une comtesse. Pressée et décidée. Nous traversons rapidement le bâtiment à la fois déserté et bourdonnant d’une inquiétude sourde. Si elle a peur, elle n’en montre rien. J’essaie de faire comme elle.

Il y a quatre personnes sur la terrasse, trois employés et un résident. Nous attendons notre tour, nous ne pouvons pas être plus de cinq à la fois.

Une fois à l’air libre, nous abaissons enfin nos masques sur nos gorges, ça nous fait comme d’énormes goitres. Je l’observe à la dérobée. Malgré son âge, elle garde ses cheveux longs, détachés. Avant, ses boucles nerveuses me faisaient penser à des tourbillons d’eau coincés entre des pierres. Je m’étais imaginé que si on ôtait la digue de cailloux, ma mère s’écoulerait au loin sans moyen de la retenir.

Grande et maigre, elle fume en levant son menton comme une personne qui a conscience de son importance. Ses ongles sont impeccablement manucurés en grenat. Machinalement, je regarde les miens, rongés et abîmés. Elle m’a toujours un peu impressionnée. Surtout, elle m’a souvent foutu la honte quand j’étais enfant. Combien de fois j’ai espéré qu’elle soit comme les autres mères, moins bizarre, plus discrète. Son rire était terrible. Elle ne ressentait aucune gêne à rire fort, même si elle était la seule à rire. Je me demande si elle rit encore comme ça. J’en doute. Je tire sur ma cigarette. Décomplexée, elle m’apparaissait parfois comme féroce. Egoïste, aussi. Ma fumée s’échappe, la sienne aussi. Qu’aurait-elle fait, avant, sur cette terrasse ? Elle se serait peut-être mise à chanter. Et j’aurais rougi de honte.

Le pire, c’était son imprévisibilité. Ses brusques changements d’humeur, ses réactions disproportionnées ou déplacées. A ceux qui idéalisent l’anticonformisme, je propose un séjour au pays de mon enfance en compagnie de ma mère. Je réalise soudain le ridicule de m’accrocher aussi puissamment à ces miettes aigres du passé. Je croise son regard, elle a l’air fatiguée. Ses lèvres s’entrouvrent comme si elle s’apprêtait à parler, ou même à chanter. Mais elle détourne le visage. Que reste-t-il de son instabilité ? Un instant, celle qu’elle a été me manque.

Nous écrasons nos cigarettes et remontons nos masques sur nos bouches qui gardent, fortement condensé, le goût âcre du tabac.

De retour dans la chambre, elle va dans la salle de bains. Je regarde par la fenêtre. La visite touche à sa fin. Dans ma tête, c’est soit le vide, soit le vrombissement d’un essaim de mouches. Je suis incapable de réfléchir, de mettre de l’ordre, d’avoir le recul nécessaire. J’aurais tant de choses à lui dire, mais rien ne vient. Il n’y a maintenant plus de place pour la banalité et je ne sais pas comment dire l’essentiel. En fait, c’est même pire. Je ne sais plus comment dégager l’important de tout le reste, du marasme, de la gêne, de la peur. Cette urgence m’ôte les mots. Je n’y étais pas préparée, et je n’y arrive pas.

Je l’entends refermer la porte des toilettes. La déception comprime ma gorge lorsque je lui dis :

– Je vais y aller.

Je me tourne vers elle. Elle me regarde avec intensité, ses yeux bleus sont immenses. C’est alors que je remarque une inscription sur son masque. Je m’approche pour pouvoir lire. C’est tordu et presque illisible. Au niveau des lèvres, elle a écrit au crayon noir: Je t’aime, ma fille.

Raluca Antonescu

© Portrait: Caroline Fernandez

chiffres

Tous domaines confondus, la Fondation Leenaards a soutenu plus de 170 nouveaux projets en 2019, sur plus de 630 évalués. Pour qu’elle concentre son action sur des projets particulièrement porteurs, chacun d’entre eux est analysé par la direction et les membres des commissions ou jurys de la Fondation, selon des critères clairement définis.

Créée en 1980 par Antoine et Rosy Leenaards, la Fondation Leenaards cherche à stimuler la dynamique créatrice dans l’arc lémanique dans les domaines culturel, âge & société et scientifique. A ce titre, elle soutient des initiatives susceptibles d’anticiper, de questionner et d’accompagner les mutations de la société. Ces initiatives s’inscrivent dans le cadre d’une vision et d’un plan stratégique pour la période 2019-2023.

SOUTIENS 2019
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Culture 2019
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Âges & société 2019
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Sciences & santé 2019
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Interdomaines 2019
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Âges & société
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Sciences & santé
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Interdomaines
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