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2018

Regards / Rapport annuel

Fondation Leenaards

La Fondation Leenaards cherche à stimuler la dynamique créatrice dans l’arc lémanique dans les domaines culturel, âge & société et scientifique. Elle soutient des initiatives susceptibles d’anticiper, de questionner et d’accompagner les mutations de la société.

Elle a soutenu près de 180 nouveaux projets en 2018,
sur plus de 610 évalués.

Faire éclore de nouvelles approches en dépassant les cadres

MOT DU PRESIDENT ET DU DIRECTEUR DE LA FONDATION

Porter un regard neuf sur les enjeux de société tout en restant fidèle aux valeurs de la Fondation : telle est l’ambition d’une institution qui, comme la nôtre, cherche à stimuler la dynamique créatrice au sein de l’arc lémanique et à accompagner les changements sociétaux. Cette ambition n’est pas toujours aisée à traduire en actions. D’autant plus dans notre environnement, où nombre d’acquis sont en train d’être bousculés et où les enjeux d’hier ne seront probablement plus au centre des préoccupations de demain.

Les personnalités qui jalonnent ce rapport annuel nous invitent, chacune à leur manière, à regarder et expérimenter au-delà des cadres habituels. Elles proposent des façons particulièrement inspirantes de réfléchir au monde, remettant souvent en question « ce qui va de soi ».

Porter un regard nouveau sur une situation peut conduire à des réflexions « hors champ », à l’instar de celles sur la biologie quantique. L’éclairage de Pierre Jarron, ancien responsable du groupe microélectronique du CERN, propose une vision sans doute moins mécaniste du monde. Ce regard surprenant pourrait-il ouvrir la voie à de nouvelles manières d’appréhender les questions de santé ?

Le dialogue entre le designer Christophe Guberan et le CEO de Swissnex Boston, Christian Simm, est quant à lui l’occasion d’un passionnant échange sur la création d’objets, où les formes d’expérimentation sont jugées d’autant plus belles quand on ne sait pas forcément où elles mènent. Leur conversation valorise la création hors des cadres usuels, alliée à un profond sens de la durabilité face au cycle de vie des objets. Leurs regards croisés plaident pour plus d’interaction et de dialogue entre les mondes de l’industrie et des créatifs et les consommateurs, afin de faire émerger des solutions nouvelles et écologiques, à même de faire évoluer notre manière de consommer.

Enfin, l’interview avec la directrice de Age-Stiftung, Antonia Jann, et le professeur de management social, Peter Zängl, invite à repenser les modèles traditionnels de solidarité entre générations et à créer les conditions favorables à l’émergence d’initiatives-pilotes de type « caring communities ». Des réflexions à ce sujet ont d’ailleurs été lancées par plusieurs fondations, dont la Fondation Leenaards.

Nous espérons que ces perspectives et projets inspirants, décrits au fil de ce rapport annuel, participeront à faire éclore de nouvelles approches, parfois inattendues mais toujours empreintes de créativité et d’humanisme.

Pierre-Luc Maillefer
Président
signature PLM
Peter Brey
Directeur
signature_pbr
Shape Research_Active paper by Christophe Guberan

Dialogue

Photo 3-Portrait Cécile Vulliemin_Crédits Christine Luiggi

Propos recueillis par Cécile Vulliemin, responsable des partenariats stratégiques et collaboratrice RA&D à l’ECAL / Ecole cantonale d’art de Lausanne

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Christophe Guberan
Designer de produit, intervenant à l’ECAL et MIT, boursier culturel Leenaards 2013
Photo 2 – Portrait de Christian Simm_crédits tbc
Christian Simm
CEO, swissnex Boston

Christophe Guberan, boursier culturel Leenaards 2013, partage son temps entre la capitale vaudoise et Cambridge, dans l’Etat du Massachusetts, aux Etats-Unis. Dans les deux villes, il pratique et enseigne le design de produit: d’une part, à l’ECAL, l’Ecole cantonale d’art de Lausanne, et d’autre part, au sein du département d’architecture du Massachusetts Institute of Technology (MIT), cette université polytechnique mondialement reconnue. Toutes deux nourrissent fortement sa pratique, mais également ses réflexions sur le rôle du design et du designer. La conjonction de ces mondes n’est pas toujours évidente, mais elle promet, dans tous les cas, de belles collaborations et, surtout, une généreuse transmission des savoirs.
Christian Simm, CEO de swissnex Boston – l’une des antennes américaines du réseau suisse promouvant la formation, la recherche, l’innovation et les arts –, le sait bien, puisqu’il est basé depuis plus de vingt ans de l’autre côté de l’Atlantique. Christophe et Christian discutent ainsi de la fertilité des écosystèmes de l’innovation, de l’impact de l’éducation, du soutien à l’expérimentation en design, mais aussi des futurs procédés de production, de l’artisanat vis-à-vis des nouvelles technologies, sans oublier de partager leurs valeurs, en tant qu’acteurs-consommateurs.

Cécile Vulliemin
Comment qualifieriez-vous l’écosystème de Cambridge, très spécifique du fait de son tissu académique dense, et les opportunités qui y sont présentes ?

Christophe Guberan C’est effectivement un endroit avec une ambiance particulière. Tout a commencé avec l’e-mail d’un professeur du MIT, Erik Demaine, mathématicien et spécialiste en origami. Il m’invitait à venir passer du temps au MIT après avoir vu en ligne la vidéo de mon projet « Hydro-Fold », exposé grâce à l’ECAL au Salon du meuble à Milan, en 2012. Pour moi, cette offre surprenante démontre l’état d’esprit « opportuniste » qui règne à Cambridge, au sens positif du terme : je suis invité aux Etats-Unis alors que je suis plus proche de l’EPFL ou de l’EPFZ. L’écosystème est évidemment fertile pour la recherche et l’expérimentation, et cela dans tous les domaines. Dans mon cas, le détournement des technologies – leur « hacking » – était alors en plein essor, surtout dans ces environnements académiques. Mon projet « Hydro-Fold » était une idée très simple et instinctive, mais qui n’avait encore jamais été testée auparavant : l’encre des cartouches d’imprimante est remplacée par de l’eau, un motif géométrique généré sur un logiciel de dessin est ensuite im-primé sur une feuille de papier calque qui, en séchant, passe de la 2D à la 3D et crée ainsi de petits volumes. J’avais, sans vraiment le savoir, touché juste, et cela a plu!

Projet Hydro-Fold par Christophe Guberan, film ECAL/Guilhem Moreau

Pour moi, cette offre surprenante démontre l’état d’esprit opportuniste qui règne à Cambridge et ce, au sens positif du terme : je suis invité aux États-Unis alors que je suis plus proche de l’EPFL ou de l’EPFZ.

Christophe Guberan

Il s’agit d’une belle convergence d’éléments, en effet. Christian, est-ce que vous voyez des parallèles entre le parcours de Christophe et les acteurs des écosystèmes de l’innovation avec lesquels vous avez travaillé, souvent qualifiés de preneurs de risques ?

Christian Simm Oui, tout à fait. L’histoire de Christophe est une parfaite illustration de comment les morceaux de l’écosystème fonctionnent les uns avec les autres. De manière générale, il y a, à l’origine, ce que je décrirais comme cette envie et ce plaisir de la rencontre, de l’expérimentation, en tout cas dans certains cercles particuliers, souvent ceux liés au monde académique. On y dit « let’s try it », ce qui traduit une envie de découvrir des nouvelles choses et de voir où cela peut mener. Et ces découvertes illustrent bien ce terme qu’on se plaît à utiliser à swissnex, celui de engineered serendipity, l’heureux hasard orchestré, en quelque sorte : un enchaînement de petites choses non prévues qui ne sont pas issues de stratégies marketing ou promotionnelles, mais qui ont un impact sérieux. Ainsi, chaque maillon de la chaîne est important, et si les rencontres sont fortuites, cela demande un travail et un engagement de tout un chacun en amont: Christophe a travaillé dur, son école l’a envoyé à Milan faire une exposition, la vidéo produite était de qualité, le professeur du MIT a eu la bonne idée de l’inviter, etc., et puis la collaboration continue encore, c’est donc que cela fonctionne.

Ces découvertes illustrent bien ce terme qu’on se plaît à utiliser à swissnex, celui de engineered serendipity, l’heureux hasard orchestré, en quelque sorte : un enchaînement de petites choses non prévues, qui ne sont pas issues de stratégies marketing ou promotionnelles, mais qui ont un impact sérieux.

Christian Simm

C.G. Oui, c’est vrai. L’une des particularités que j’ai trouvées ici,  à Cambridge, c’est aussi que l’expérience professionnelle et les projets réalisés comptent tout autant que les diplômes, ce que je salue.

C.S. Effectivement, en plus de ce concept d’opportunisme, il y a un certain regard sur ce que tu peux apporter tout de suite. Puis pour le futur.

Pour en revenir au milieu académique à Cambridge, qu’en est-il du rôle et de l’impact de l’éducation sur la pratique d’un designer ?
C.G. Je dirais que l’un des points clés pour moi était l’accès aux nouvelles technologies ; cela m’a permis de comprendre leurs potentielles applications pour le design de produit, mais aussi à travailler avec leurs défauts et qualités esthétiques intrinsèques. Aujourd’hui, l’accès est certes plus facile, il est possible de commander beaucoup de choses sur internet – en passant des bras robotiques aux cartes microcontrôleurs Arduino –, mais lorsque j’ai commencé à m’y intéresser, ce n’était pas évident. Ce qui a été déterminant et a eu un impact très concret sur mon travail a aussi été la rencontre avec Skylar Tibbits, directeur du Self-Assembly Lab au MIT. A nouveau, il fallait essayer, expérimenter. Parfois, produire une exposition entière en trois mois ! Cette vision sans complexe a été un challenge, mais surtout un tournant. Cela m’a permis de me libérer des codes classiques du design industriel. C’est peut-être trivial, mais cela prend une grande place dans l’éducation d’un designer suisse, et bien que cela ne soit pas non plus totalement absent ici, je dirais qu’il  y a moins de complexes. C’est quelque chose de positif pour les futures générations de designers.

A nouveau, il fallait essayer, expérimenter. Parfois, produire une exposition entière en trois mois ! Cette vision sans complexe a été un challenge, mais surtout un tournant. Cela m’a permis de me libérer des codes classiques du design industriel.

Christophe Guberan

C.S. Et cela se retrouve dans plusieurs domaines. En travaillant avec Skylar Tibbits, vous avez mélangé le meilleur des deux côtés de l’Atlantique : précision, qualité, ligne, pureté, avec le côté expérimental, innovant, peut-être parfois bricolé. A nouveau, il faut essayer. Cette duplicité rend mon travail, celui des swissnex, particulièrement passionnant.

C.G. Oui, c’est très bien résumé. Le mélange des deux est la clé. Pour donner un exemple de collaboration et d’inspiration mutuelle, la recherche Programmable Materials du MIT Self-Assembly Lab a ensuite donné naissance à une application, à travers le projet « Active Shoes ». Cela a immédiatement permis une communication claire sur la technologie et a suscité l’intérêt de plusieurs acteurs liés au monde de la chaussure de sport au vu des capacités de personnalisation de l’ergonomie de la chaussure.

Actives Shoes par Christophe Guberan, Carlo Clopath et MIT Self-Assembly Lab, film d'Emile Barret

Comment rendre l’accès à ces technologies plus facile ?
C.G. Au MIT, la plupart de mes étudiants utilisent des logiciels pour dessiner. Ils viennent du monde de l’informatique, de l’architecture et ils vont certainement être les prochains employés de grandes entreprises technologiques telles que Apple ou Tesla. A travers un cours comme le mien, ils apprennent à trouver des applications aux technologies qu’on leur enseigne, à réfléchir pour qui elles seront développées, comment elles seront utilisées, quelle sera leur forme, etc. ; c’est une façon de les démocratiser. L’année passée, j’ai donné un cours dans lequel mes étudiants devaient créer une paire de lunettes en utilisant les nouvelles technologies. Le fait de penser à la fonction, à l’application et à l’ergonomie de l’objet a permis de faire beaucoup bouger la technique que les étudiants avaient en tête au préalable.

C.S. Cela me fait penser à FluidSolids, cette start-up zurichoise en biocomposites qui arrive à faire des meubles en matériaux recyclés, ou encore à Yves Béhar, nom très connu du design suisse, qui est parti à San Francisco pour monter son propre studio et  a réussi à associer avec brio design et technologies. Dans tous les cas, ces collaborations me font dire que le tout est plus grand que la somme des parties et c’est très beau.

D’ailleurs, pouvez-vous en dire plus sur les mécanismes de soutien à la recherche et l’expérimentation dans le domaine du design, ainsi que sur leur fonctionnement ?
C. S. Evidemment, je pense aux swissnex, qui travaillent avec intentionnalité à l’intersection de l’art, du design, des technologies et de l’innovation, notamment à travers les institutions académiques. Nous fonctionnons de manière bottom-up en vue de soutenir la recherche et le développement dans tous les domaines. Nous explorons, nous allons, avec le plus de curiosité possible, ouvrir une multitude de portes et rencontrer beaucoup de passionnés, afin de découvrir la créativité ou les formes d’expérimentation qui se trouvent parfois dans des endroits improbables. Ensuite, c’est notre rôle de facilitateur qui entre en jeu, puisqu’il s’agit de connecter les individus et les idées, d’encourager le démarrage de collaborations et de créer cette étincelle pour que les partenaires ouvrent ensuite eux-mêmes d’autres portes.

Nous fonctionnons de manière bottom-up en vue de soutenir la recherche et le développement dans tous les domaines. Nous explorons, nous allons, avec le plus de curiosité possible, ouvrir une multitude de portes et rencontrer beaucoup de passionnés, afin de découvrir la créativité ou les formes d’expérimentation qui se trouvent parfois dans des endroits improbables.

Christian Simm

C.G. Nous avons une belle opportunité en Suisse : celle d’être soutenus en tant que designers ou créatifs en général. Cela a été mon cas dès le début, avec la confiance que m’a accordée l’ECAL. Puis j’ai eu la chance d’être au bon endroit au bon moment, comme on dit. En 2013, j’ai été soutenu par une bourse culturelle de la Fondation Leenaards ; elle m’a notamment permis de dire oui à l’invitation de ce professeur du MIT. Puis, à mon arrivée à Cambridge, par swissnex Boston, et ensuite par Pro Helvetia, Présence Suisse ou encore l’Office fédéral de la culture à travers les Swiss Design Awards. Le premier soutien aide à décrocher les suivants, comme vous le savez.

Christophe Guberan - Boursier culturel Leenaards 2013

Estimez-vous avoir été soutenu grâce à votre pratique expérimentale et à sa pertinence pour la relève dans le design ?
C.G. Oui, je pense. Selon moi, nous sommes à un moment crucial dans le design en Suisse, et ce soutien est plus que nécessaire. Pour tout dire, ce n’est pas facile de travailler avec des marques sans être un praticien confirmé. Quant aux grandes marques suisses de design, elles se réinventent finalement peu. Pas toutes, évidemment ; je pense à la marque Laufen, qui a su le faire à travers de belles collaborations avec des designers. Ainsi, je constate qu’il est tout de même difficile de vivre du « design d’auteur ». Mais ce n’est pas un problème : c’est l’occasion de réinventer le travail du designer, de trouver d’autres manières de créer de l’objet. Il y a justement un grand potentiel dans l’expérimentation et dans les nouvelles techniques de production. L’important est de ne pas se mettre trop de barrières. Je pense aussi notamment aux start-up, qui ont de plus en plus envie et besoin de collaborer avec des designers, par exemple celles qui travaillent sur des objets connectés ou sur les drones.

Je constate qu’il est tout de même difficile de vivre du « design d’auteur ». Mais ce n’est pas un problème : c’est l’occasion de réinventer le travail du designer, de trouver d’autres manières de créer de l’objet. Il y a justement un grand potentiel dans l’expérimentation et dans les nouvelles techniques de production.

Christophe Guberan

C.S. C’est-à-dire ? Je suis curieux. Est-ce que tu peux en dire un peu plus ?

C.G. En commençant mes études, je voulais être comme ces designers iconiques : un Jasper Morrison ou un Konstantin Grcic. Puis j’ai pris une direction différente. Aujourd’hui, j’aime la recherche de procédés, les temps de production relativement longs et l’expérimentation. Cela permet de donner aux gens le pouvoir de se projeter, de rêver. Et l’expérimentation, au final, fait aussi partie de l’histoire du design. Je pense à Charles et Ray Eames, qui ont développé leur propre technique pour plier du bois, qui a ensuite été récupérée par l’industrie. En référence à Soetsu Yanagi, écrivain japonais défenseur des arts populaires, je dirais aussi que j’aime l’idée que les nouveaux artisans – à savoir les personnes qui détiennent les outils de production de demain – soient, par exemple, actives au MIT.

Quelles sont les technologies de demain, ces outils de production applicables au monde du design ?
C.G. C’est une question qui m’est souvent posée et pour laquelle je n’ai pas de réponse. Certes, l’impression 3D est une étape vers une production digitale plus accessible, mais je ne saurais prédire son futur. Mes questionnements sont centrés sur les valeurs que je veux transmettre à travers le design et comment ces nouvelles technologies peuvent m’y aider. En imaginant avoir perdu certaines valeurs intrinsèques à l’objet avec l’industrialisation – comme le localisme, la qualité, le sur-mesure, l’esthétique, la culture –, je me pose la question de savoir comment les récupérer en y incluant les nouvelles technologies. Je n’ai pas inventé ces valeurs ; elles sont à nouveau inspirées de Soetsu Yanagi et de son livre Artisan et inconnu, la beauté dans l’esthétique japonaise. Cela pourrait passer par le fait de travailler avec des procédés de fabrication numériques, mais avec des matériaux naturels ou recyclés; ou de sensibiliser les acheteurs à consommer du design durable produisant peu de déchets, comme la marque de lunettes suisses Viu et ses montures imprimées en 3D, en poudre de polyamide. Ou encore mettre sur pied plus de cobots (robots collaboratifs) pour une production semi-artisanale, semi-robotique, offrant un dialogue entre l’artisan et la machine comme cela se fait déjà dans certains milieux horlogers. C’est évidemment une question complexe, liée aux coûts de production de la main-d’œuvre. Mais des solutions existent et elles ne sont pas à imaginer dans le futur, elles sont déjà là.

Mes questionnements sont centrés sur les valeurs que je veux transmettre à travers le design et comment ces nouvelles technologies peuvent m’y aider.

Christophe Guberan

C.S. On est effectivement à l’aube de nombreux changements qui vont révolutionner la façon dont on consomme. Je pense aux circuits électroniques, utilisés à très grande échelle, qui ont toujours été rigides mais qui deviennent maintenant flexibles, car on sait désormais les « imprimer » sur de nouvelles matières. Il est difficile de prévoir l’impact exact que cela aura sur les objets autour de nous, mais impact il y aura. A mon sens, les réflexions menées par Christophe ou des designers comme lui sont vraiment bénéfiques : elles nous poussent à réfléchir à la façon dont nous consommons et aussi à la manière dont nous pourrions faire changer les industries dans leur mode de production.

A mon sens, les réflexions menées par Christophe ou des designers comme lui sont vraiment bénéfiques : elles nous poussent à réfléchir à la façon dont nous consommons et aussi à la manière dont nous pourrions faire changer les industries dans leur mode de production.

Christian Simm

C.G. Pour en revenir à la question de la consommation, je crois que notre génération porte cela comme une lourde tâche. Mes étudiants se demandent comment faire le meilleur design possible tout en ayant un impact sur la consommation ; ils se sentent réellement concernés. Je leur réponds souvent que le designer a une vraie responsabilité, celle de créer des objets bien dessinés et de qualité, afin qu’ils soient durables.

Le designer a une vraie responsabilité, celle de créer des objets bien dessinés et de qualité, afin qu’ils soient durables.

Christophe Guberan

Qu’en est-il du cycle de vie d’un objet ? Est-ce qu’on y pense en tant que designer ?
C.G.
 Oui, c’est une question omniprésente. En prenant le contre-pied de mes propos précédents, je dirais que, malheureusement, les designers ont pour l’heure un impact plutôt minimal sur les étapes du cycle de vie d’un objet. Les entreprises doivent vendre, et même si les grands acteurs du design se tournent vers des matériaux recyclés, biodégradables ou encore à croissance rapide, comme les algues, cela reste un challenge au vu du rythme de consommation que nous avons. Ainsi, l’un des maîtres mots  serait de ne pas imaginer de production à grande échelle. J’imagine une conscientisation de la consommation d’objets, de la même manière qu’elle est arrivée et continue d’affluer dans le domaine de l’alimentation : l’acheteur devient conscient et responsable, et ce à des prix raisonnables pour toutes les parties.

J’imagine une conscientisation de la consommation d’objets, de la même manière qu’elle est arrivée et continue d’affluer dans le domaine de l’alimentation: l’acheteur devient conscient et responsable, et ce à des prix raisonnables pour toutes les parties.

Christophe Guberan

D’ailleurs, pour faire suite aux rôles et responsabilités  du designer, le design thinking est sur toutes les lèvres. Que pensez-vous de cette pratique ?
C.S. Dans le fond, il me semble que le design thinking équivaut à beaucoup de bon sens : on se préoccupe de celui qui va utiliser le service ou le produit en faisant une sorte de reverse engineering. On analyse ses besoins, on remonte la chaîne et on conçoit en fonction de cela. La méthodologie développée est maintenant appliquée dans maints autres domaines que le design de produit : aux processus, à la gestion, à l’optimisation des structures, aux organisations… En résumé, il s’agit de mettre l’utilisateur au centre, ce que les designers ont toujours fait : d’ailleurs, je me suis souvent demandé ce qu’ils pensaient de l’utilisation progressive du concept de design thinking dans ces nouveaux contextes.

Dans le fond, il me semble que le design thinking équivaut à beaucoup de bon sens : on se préoccupe de celui qui va utiliser le service ou le produit en faisant une sorte de reverse engineering.

Christian Simm

C.G. Pour moi, cela prouve que le design peut prendre diverses formes. C’est une bonne chose si cela peut permettre à des entités d’accéder aux processus de la créativité pour concrétiser des solutions de service, des procédés internes, et j’en passe. Toutefois, l’important est de savoir développer ses propres méthodologies, et de ne pas penser qu’il y a une formule toute faite derrière ces mécanismes créatifs. Je suis convaincu de la pertinence d’avoir des équipes interdisciplinaires, où designers et visionnaires ont une place. J’admire par exemple Dieter Rams pour l’identité qu’il a su insuffler à la marque d’électroménager Braun.

C.S. Oui, et j’ajouterais que l’avantage d’y avoir collé une étiquette et d’avoir identifié des étapes, c’est que l’on peut s’assurer de les avoir toutes faites. La connotation esthétique du mot design se retrouve donc dans la beauté des processus, dans ceux qui fonctionnent bien.

Pour en revenir aux liens avec les industries, qu’en est-il du soutien des marques dans le design et son expérimentation ?
C.G. C’est primordial et j’ai envie de ce contact direct avec l’industrie. Le mieux est évidemment lorsque ce contact prend la forme d’un dialogue: le partenaire industriel communique le challenge qu’il souhaite relever, tandis que le designer a la faculté de tout tester, de manière plus rapide que ce que l’industrie pourrait faire. Je pense notamment à la collaboration avec la marque Steelcase, spécialisée dans le mobilier de bureau, autour de la technologie Rapid Liquid Printing (avec le MIT Self-Assembly Lab) et ses applications. Il est parfois difficile de concrétiser l’application, mais les échanges sont bénéfiques : ils correspondent à une certaine réalité et permettent de « pousser » l’objet, comme on a essayé de faire avec le projet « Active Shoes ». En effet, mis à part avec l’arrivée du 3D knitting, ou tricot tridimensionnel, l’industrie de la chaussure a peu bougé ces dernières années, et lorsqu’elle innove, il s’agit davantage de techno-marketing que d’un réel changement, de mon point de vue. Je fais toutefois partie intégrante de ce schéma tout en espérant pouvoir inspirer quelques nouvelles pratiques.

Rapid Liquid Printing, une collaboration entre MIT Self-Assembly Lab, Christophe Guberan et Steelcase

C.S. Nous sommes dans un monde ultra-connecté, au niveau des savoirs, des connaissances, des pratiques. Aussi, mon expérience me fait dire que plus on amène des points de vue différents sur des problèmes complexes, plus il y a de chances de trouver une solution. Ainsi, je crois fondamentalement à la valeur des interactions fortes entre les mondes de l’industrie, de la recherche et des créatifs; c’est quelque chose qui n’a vraiment pris son essor que ces trente dernières années.

Je crois fondamentalement à la valeur des interactions fortes entre les mondes de l’industrie, de la recherche et des créatifs; c’est quelque chose qui n’a vraiment pris son essor que ces trente dernières années.

Christian Simm

En guise de conclusion, comment connecter tous ces acteurs du monde du design : designers, facilitateurs, laboratoires de recherche, partenaires industriels, bailleurs de fonds, etc. ? Existe-t-il un réel dialogue ?
C.G. L’idée que nous avons eue avec Carlo Clopath, un ami designer industriel basé aux Grisons, a été de créer une « Guilde digitale », à nouveau inspirée des écrits de Soetsu Yanagi. En reprenant l’idée des valeurs perdues lors du passage de l’artisanat à l’industrialisation, nous souhaitons créer une communauté d’intérêts, un mélange de tous les acteurs mentionnés ci-dessus, pour concevoir une sorte de manifeste des valeurs de base des artisans-designers du futur et des acteurs affiliés, tant sur la production d’objets que sur l’utilisation des nouvelles technologies. Nous y ferions également écho aux valeurs esthétiques et techniques héritées de notre pays. Notre leitmotiv, qui résume toute la complexité de la tâche, est le suivant : « Fast and good isn’t cheap ! Good and cheap isn’t fast ! Cheap and fast isn’t good! »2

 

Propos recueillis par Cécile Vulliemin 

 Portrait de C. Guberan ©  DR
Portrait de C. Simm © swissnex Boston
Portrait de C. Vuilliemin © swissnex Boston

 

Biographies


CHRISTOPHE GUBERAN_Picture 2016_© Pedro Neto

Christophe Guberan, designer industriel

Christophe Guberan travaille entre Lausanne, et Cambridge (USA). Diplômé de l’ECAL/École cantonale d’art de Lausanne en 2012 et boursier culturel Leenaards en 2013, il a depuis lors exploré les possibles du design de produit en expérimentant les matériaux, en repensant les procédés de fabrication, le tout à travers les nouvelles technologies et un sens de l’esthétique rigoureux. Son travail a été présenté au sein d’institutions de renommée internationale tels que le Centre Pompidou à Paris, Design Miami, le Salon du Meuble de Milan et son Salon Satellite, ou encore South by South West à Austin, au Texas. Christophe Guberan a également travaillé avec diverses marques telles Nestlé, Alessi, USM, Steelcase ou encore Google. Depuis 2014, sa collaboration régulière avec le Self-Assembly Lab du Massachusetts Institute of Technology (MIT) est synonyme de nouveaux projets, Christophe s’essayant alors aux procédés de fabrication digitale, participant à l’élaboration de nouvelle techniques de production tout en développant leurs applications telles que des lignes d’objets (voir «Liquid to Air: Pneumatic Objects», exposition à la galerie Patrick Parrish, New York). Finalement, chaque semestre, Christophe Guberan enseigne le design produit soit à l’ECAL, soit au MIT.

Photo 2 – Portrait de Christian Simm_crédits tbc

Christian Simm, swissnex 

Fondateur de swissnex San Francisco, Christian Simm dirige depuis 2017 swissnex Boston & New York. Avec son regard de physicien et sa passion pour le partage des savoirs, il décode les mutations scientifiques, technologiques et sociétales, en Amérique du Nord et en Suisse.
Avec son équipe, il privilégie le croisement des genres, l’interdisciplinarité et la sérendipité – l’exploitation créative de l’inattendu – pour que swissnex soit un lieu neutre et accueillant pour l’expérimentation intellectuelle. Valorisant l’écosystème entrepreneurial de la côte Est et la réelle créativité helvétique, il ”connect the dots” entre recherche, éducation, art et innovation.

Notes

1.

* Utilisée par Christian Simm lors de cet entretien, la phrase « Go West, young man », devenue une expression emblématique, est attribuée à Horace Greeley, éditeur du journal New-York Tribune, l’un des fondateurs du Parti républicain, réformateur et homme politique. Elle serait apparue dans un éditorial de 1865 qui encourageait la conquête de l’Ouest. Elle est synonyme de non-conformisme et d’expérimentation.
En français : « Va vers l’Ouest, jeune homme ».

2.

Traduction littérale en français : « Rapide et bien n’est pas bon marché ! Bien et bon marché n’est pas rapide ! Bon marché et rapide n’est pas bien ! »

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Eclairage

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Carte blanche à Pierre Jarron, PhD, ancien responsable du groupe microélectronique au sein du département de physique expérimentale au CERN

Notre conception actuelle des soins médicaux et de la santé est particulièrement focalisée sur les actes techniques et chirurgicaux, sur les traitements médicamenteux, sur l’imagerie médicale et, bientôt, sur la médecine individualisée grâce à la biologie génétique. Malgré la formidable efficacité de ces approches, est-ce suffisant ? Un certain nombre d’indices – comme la croissance des maladies chroniques, la prévalence des dépressions, la persistance des maladies cardiaques ou encore des cancers – suggèrent que la santé pourrait aussi dépendre d’autres causes que les raisons physiopathologiques invoquées classiquement : les relations corps-esprit et médecin-soignant avec le malade, les relations sociales du patient et sa créativité et /ou encore le rapport de ce dernier à son corps et à l’environnement. Ces aspects indiquent que notre vision de la vie est peut-être trop mécaniste et n’intègre pas suffisamment l’aspect psychophysique de la santé. La biologie quantique nous invite quant à elle à considérer la santé de façon plus globale.

La biologie quantique est une discipline émergente qui n’évoque certainement rien pour la plupart d’entre nous. L’approche quantique est cependant très enrichissante de par ses concepts qui élargissent considérablement notre vision parfois trop mécaniste du monde du vivant. Elle est aussi complexe par la compréhension difficile du monde quantique : celui-ci nécessite un effort de réflexion et d’abstraction pour mettre de côté nos habitudes mentales et bénéficier de nouveaux angles de vue sur les sciences de la vie, la médecine et la santé. Le monde quantique peut en effet nous aider à mieux comprendre la réalité dans laquelle nous vivons – de la matière à la conscience – et, de ce fait, à réinterpréter la question corps-esprit qui est au coeur de notre vie et de notre santé. Le paradoxe actuel ? Dans notre monde du début du XXIe siècle, nous avons assimilé les technologies issues de la physique quantique dans tous les aspects de notre vie quotidienne (téléphones portables, ordinateurs, internet, PET-scanners, IRM, etc.), sans vraiment comprendre l’impact que cette science peut avoir sur notre compréhension du monde et de nous-mêmes.

La vision mécaniste du monde a construit l’aventure extraordinaire de la science et de la technologie, avec ses merveilles et ses dangers ; elle a aussi appauvri notre représentation de la réalité en proposant une conception étriquée du monde comme une collection de machines cybernétiques, physiques, chimiques, génétiques et électriques.

L’univers quantique pour revoir notre rapport au monde du vivant

La physique quantique nécessite une introduction préalable. Pour cela, il faut revenir à l’esprit de ses fondateurs. Pour eux, la connaissance du monde quantique bouleverse notre conception de la réalité. N. Bohr, E. Schrödinger, A. Einstein, W. Pauli, W. Heisenberg et R. Oppenheimer, pour ne citer qu’eux, ont curieusement exploré les philosophies orientales pour tenter de comprendre les « bizarreries » de la physique quantique qui remettent en question notre conception déterministe du monde. E. Schrödingers’est par exemple intéressé à l’Advaita Vedanta, N. Bohr à la philosophie chinoise du yin-yang2, W. Pauli à la philosophie archétypale de C. G. Jung3,4, W. Heisenberg à la dualité corps-conscience et R. Oppenheimer à la Bhagavad-Gita5

La plupart d’entre nous partagent une vision mécaniste du monde. En retournant dans le passé, on peut situer l’émergence de la vision mécaniste et déterministe au moment de la naissance de la science moderne, et en particulier de la physique classique de Newton au XVIIe siècle. Cette vision est alors devenue un paradigme de compréhension quasi universel, conscient et inconscient, qui a imprégné notre langage et notre façon de penser de la physique à la médecine. Elle a construit l’aventure extraordinaire de la science et de la technologie, avec ses merveilles et ses dangers ; mais elle a aussi appauvri notre représentation de la réalité en proposant une conception étriquée du monde comme une collection de machines cybernétiques, physiques, chimiques, génétiques et électriques6.
Si la représentation mécaniste et déterministe de notre réalité est en bonne partie pertinente, elle n’est qu’une réponse incomplète à nos interrogations sur la vie et la conscience7,8, ainsi que sur la santé.

L’incertitude au coeur de la théorie quantique

La physique quantique a remis en partie en cause la conception mécaniste et cybernétique en introduisant la notion d’incertitude. Pour elle, la matière est à la fois onde et corpuscule; une chose peut donc être simultanément dans deux états superposés, ce qui peut sembler contradictoire à première vue. Le vide est plein d’énergie, l’observateur ne peut pas se dissocier de ce qu’il observe, la rétrocausalité (inversion temporelle) existe, deux particules peuvent être intriquées, etc.

Le monde quantique est ainsi difficile à interpréter9 car il est en dehors de nos perceptions et, par conséquent, de nos représentations mentales de la réalité. Pour cette raison, l’interprétation quantique n’a pas encore pleinement pénétré la pensée humaine et changé notre grille d’interprétation du monde. Nous nous représentons usuellement la matière comme une chose inerte, massive et sans interaction avec son environnement autre que la gravitation et la réflexion de la lumière. Or, dans le monde quantique, invisible à nos yeux, ce qui se passe est très différent. L’atome est en fait une entité extrêmement complexe dont la masse est concentrée dans un noyau (protons, neutrons) infiniment plus petit que les dimensions de l’atome. Dans ce noyau, il existe une activité énergétique effrénée où vont se placer des électrons qui se meuvent selon une danse déterminée par leur fonction d’onde. Autant dire que cela n’a rien à voir avec une masse inerte ! Qui plus est, de nombreuses expériences confirment que non seulement la lumière se comporte à la fois comme une onde et une particule, mais également les électrons, les protons, l’atome et même les molécules10.

Bien que les phénomènes du monde quantique soient pour la plupart contre-intuitifs, tous les résultats expérimentaux confirment leur réalité avec un très haut degré de précision, et jamais la théorie quantique n’a été prise en défaut. En fait, c’est la théorie physique la plus solide et la plus précise.

Bien que les phénomènes du monde quantique soient pour la plupart contre-intuitifs, tous les résultats expérimentaux confirment leur réalité avec un très haut degré de précision, et jamais la théorie quantique n’a été prise en défaut. En fait, c’est la théorie physique la plus solide et la plus précise, même si elle est en contradiction avec la théorie de la relativité générale d’A. Einstein, en particulier l’intrication quantique qui a été théorisée par J. Bell 11 au CERN et expérimentalement vérifiée par A. Aspect 12. La complémentarité onde-corpuscule, le principe de superposition et le principe d’incertitude de Heisenberg sont vérifiés quotidiennement dans les laboratoires.

Mais le monde quantique en général disparaît de notre perception à l’échelle macroscopique, c’est-à-dire à notre échelle du visible ou du touché. Ainsi, tout ce que nous appréhendons avec nos sens est généralement parfaitement décrit par les équations et les lois de la physique classique. Cependant, la dynamique du cosmos et son évolution sont fondées sur la physique quantique : trou noir, naissance des étoiles et expansion de l’Univers. Par contre, elle n’a pas encore contribué à la compréhension de la conscience et de la vie.

La récente émergence de la biologie quantique13,14, 15,16 pourrait être une clé de compréhension plus affinée de la vie en complément de la biologie moléculaire, et pourrait conduire au renouvellement de notre compréhension du monde vivant.

La récente émergence de la biologie quantique pourrait être une clé de compréhension plus affinée de la vie en complément de la biologie moléculaire, et pourrait conduire au renouvellement de notre compréhension du monde vivant.

Des phénomènes du vivant inexplicables par la mécanique classique

En bref, la biologie quantique suggère que certains phénomènes du vivant qui ne s’expliquent pas par la mécanique classique pourraient être d’origine quantique. De récentes découvertes le démontrent et confirment d’ailleurs les intuitions de l’un des fondateurs de la physique quantique, E. Schrödinger 17,18. Ainsi, les plantes captent la lumière et la transforment en énergie chimique par la chlorophylle grâce à la cohérence quantique19, qui permet d’obtenir une efficacité de conversion énergétique proche de 100%. Le système de navigation des oiseaux migrateurs, qui était jusqu’à maintenant resté incompris, semble fondé sur des compas quantiques20 et est constitué de paires de radicaux libres situés dans les yeux des oiseaux. Il peut mesurer le champ magnétique terrestre avec une très grande précision, ce qui permet aux oiseaux migrateurs de naviguer en tenant compte de variations infimes du champ magnétique terrestre. Les canaux ioniques, qui sont essentiels au fonctionnement cellulaire et neuronal, semblent exploiter la cohérence quantique pour transporter comme une onde les protons, les ions sodium potassium, etc., à très grande vitesse à travers la membrane cellulaire.
On peut aussi citer l’étonnante capacité des lézards tels que les geckos de grimper le long des murs. La force d’adhésion de leurs pattes défie les lois de la physique. On sait aujourd’hui que cette puissante adhésion est créée par les milliards de poils d’échelle nanométrique situés au bout de leurs doigts, qui interagissent avec les surfaces par des forces de Van der Waals, qui sont d’origine purement quantique.
De plus, le très récent résultat sur l’intrication quantique de la photosynthèse chez les bactéries pourpres sulfureuses montre que les lois de la physique quantique s’étendent à la transformation de l’énergie lumineuse en énergie électrique au sein de populations bactériennes de plusieurs millions d’individus en même temps21. Dans ce contexte, on peut envisager que les cellules des organismes vivants, y compris les neurones, puissent être d’une certaine façon intriquées entre elles et participer à l’homéostasie en engendrant une cohérence globale de l’organisme.

Comment notre conscience agit-elle sur la matière de notre corps ? En voyant l’importance que les phénomènes quantiques semblent avoir dans les processus cruciaux du vivant, on peut supposer qu’ils jouent aussi un rôle important dans le fonctionnement de la conscience.

La connexion corps-esprit

Comment notre conscience agit-elle sur la matière de notre corps ? En voyant l’importance que les phénomènes quantiques semblent avoir dans les processus cruciaux du vivant, on peut supposer qu’ils jouent aussi un rôle important dans le fonctionnement de la conscience. Cette question peut être vue au travers de la métaphore entre quantique et psychisme dans le cas de l’effet placebo 22. Un autre parallèle peut être établi entre quantique et psychique dans le domaine des sentiments.
Par exemple, nos prises de décision sont en partie fondées sur la logique quantique du tiers inclus23,24 plutôt que sur un choix de logique binaire. Plusieurs choix existent de manière « superposée » avant notre prise de décision. Il nous arrive par ailleurs souvent d’avoir des émotions et des sentiments contradictoires simultanés à propos de nous-même ou d’un.e collègue, ou dans le cadre d’une relation amicale ou amoureuse. C’est une forme d’états psychiques superposés qui peut être soit conflictuelle, soit enrichissante.

En ce qui concerne les tests cliniques, la physique quantique nous apprend notamment que la préparation expérimentale détermine le résultat. Par conséquent, quand on interroge un phénomène quantique de la nature, la réponse ne préexiste pas, elle existe seulement une fois la mesure faite par l’expérimentateur et selon sa méthode d’observation propre. Si l’on applique cette interprétation quantique aux tests cliniques, on part donc du principe que le protocole expérimental détermine l’observation et va influencer le résultat de l’étude.

Une de ces influences connues en médecine est l’effet placebo31. D’autres effets similaires seraient à explorer, comme l’effet Zénon quantique25, qui décrit le fait que, lorsque l’on observe assez fréquemment une particule instable, on l’empêche de se désintégrer immédiatement en allongeant sa durée de vie. Ce phénomène étrange pourrait être expliqué par le fait que chaque observation apporte une énergie à la particule, ce qui la maintiendrait en vie ! Il y a certainement d’intéressantes applications à en retirer pour nous-mêmes…

Dans le langage courant – qui est bien plus pertinent qu’on ne le pense26 –, on utilise la métaphore suivante : « J’ai des atomes crochus ou non avec celle-ci ou celui-là. » Cette image, tirée de la représentation naïve des atomes et des molécules, est utilisée en chimie pour expliquer la formation de molécules par des crochets sur les atomes. En physique quantique, il n’y a pas cette idée mécaniste simpliste de crochets, mais plutôt celle d’espaces où les électrons dansent selon les fonctions d’onde propres à l’atome, tout en créant une molécule aux propriétés nouvelles. L’exemple le plus simple et le plus important pour la vie est la formation de l’eau à partir de l’oxygène et de l’hydrogène.

La métaphore quantique appliquée ici à nos relations humaines est bien plus profonde que la métaphore chimique : quand une relation s’établit entre deux personnes, leurs espaces personnels (fonctions d’onde) s’hybrident pour former un nouvel espace, superposé aux espaces individuels. Il en résulte un espace relationnel d’où émergent des sentiments conflictuels, amicaux ou amoureux selon les espaces de chacun et leur combinaison. Il faut aussi dire que tout comme la danse des électrons est imprédictible (incertitude quantique), l’issue des rencontres humaines est incertaine…

L’hypothèse proposée par quelques scientifiques est que le cerveau fonctionne comme un ordinateur quantique, à savoir de manière beaucoup plus performante que le modèle binaire « on-off » classique. Ils suggèrent également que le corps et l’esprit (la conscience et l’esprit étant un produit des neurones) peuvent s’influencer de façon beaucoup plus subtile et complexe que prévu.

L’effet placebo

Mais qu’est-ce que l’effet placebo ou l’effet nocebo27 (effet placebo négatif) ont à voir avec la physique quantique ? Dans ces cas, la connexion entre le corps et l’esprit est centrale. L’hypothèse proposée par quelques scientifiques est que le cerveau fonctionne comme un ordinateur quantique, à savoir de manière beaucoup plus performante que le modèle binaire « on-off » classique. Ils suggèrent également que le corps et l’esprit (la conscience et l’esprit étant un produit des neurones) peuvent s’influencer de façon beaucoup plus subtile et complexe que prévu.

Une manière d’aborder la relation corps-esprit est celle de la dualité observateur-observé, qui a conduit à la controverse sur la nature de la physique quantique entre Einstein et les physiciens Heisenberg, Bohr et Pauli. La dissociation de l’observateur avec ce qui est observé, traditionnelle en physique classique, n’est plus valable dans le monde quantique. En faisant une métaphore, on pourrait en dire de même pour la relation corps-esprit, pour laquelle le corps jouerait le rôle de l’observé et l’esprit le rôle de l’observateur. Les deux aspects forment une seule chose, tout comme la dualité onde-particule. Ils peuvent donc s’influencer de façon physique sans que les lois de la physique classique puissent l’expliquer. L’effet placebo a été remarquablement illustré par un essai clinique randomisé « en double aveugle » sur les médicaments et l’acupuncture28, réalisé par la Harvard Medical School29,30. Dans cette étude, tous les patients qui participent ont l’espoir de soulager leurs douleurs sévères aux bras (canal carpien, tendinite, douleur chronique au coude, à l’épaule et au poignet). La moitié des sujets de l’étude reçoivent des pilules antidouleur, les autres se voient proposer des traitements d’acupuncture.

Un tiers des 270 sujets de la cohorte se sont ensuite plaints d’effets secondaires importants. Les pilules les rendaient paresseux, tandis que les aiguilles provoquaient un gonflement et des rougeurs ; la douleur de certains patients atteignait même des niveaux cauchemardesques !
Selon l’investigateur principal T. J. Kaptchuk31, « les effets secondaires ont été tout simplement incroyables ». Mais, curieusement, ces effets concernaient seulement les patients préalablement informés des potentiels effets secondaires liés au traitement. Quant à la plupart des autres patients non avertis, ils ont signalé un réel soulagement ; ceux au bénéfice d’un traitement d’acupuncture se sentaient même encore mieux que ceux prenant des pilules antidouleur… Ces résultats sont exceptionnels : personne n’avait jamais prouvé que l’acupuncture fonctionnait mieux que les traitements antidouleur. Mais l’étude de Kaptchuk ne le prouve pas non plus. Les pilules données aux patients étaient en réalité de la fécule de maïs ; quant aux aiguilles d’acupuncture, elles étaient seulement des aiguilles rétractables qui n’ont pas du tout perforé la peau. L’étude ne visait d’ailleurs pas à comparer deux traitements, mais bien deux types de placebo avec une influence suggestive sur les effets secondaires. Comment décoder un tel résultat ? On peut citer la conclusion d’une communication scientifique de l’Académie nationale de médecine française32, qui mentionne que notre cerveau a une grande capacité à produire d’innombrables neurotransmetteurs, endorphines, anticorps, anticancéreux, anti-inflammatoires, antidépresseurs et anxiolytiques, dont la production est directement connectée à nos cognitions et à notre conscience.

La même efficacité du placebo dans une étude sur la migraine a été mise en exergue33. Mais ce constat est-il si exceptionnel si on part du principe que la santé est le maintien de l’équilibre dynamique de la vie ? L’évolution de la vie durant quatre milliards d’années a permis la création d’organismes vivants pouvant faire face à une multitude d’agressions intérieures et extérieures, tout en maintenant leur homéostasie grâce à une myriade de réponses protectrices, métaboliques, immunitaires, hormonales, chimiques, électroniques, émotionnelles ou encore psychiques.
Néanmoins, une thérapeutique fondée sur l’effet placebo n’est pas si simple à mettre en oeuvre. Elle devrait être étudiée de façon approfondie à la lumière de la relation corps-esprit, des neurosciences et de la génétique34, afin de pouvoir développer des protocoles et des approches thérapeutiques cohérentes. Ces études ont d’ailleurs débuté en étudiant la réponse placebo du cerveau dans le traitement des douleurs chroniques à l’aide de l’imagerie IRM fonctionnelle et par PET-scanner35,36.
Dans un parallèle avec l’effet placebo-nocebo, on pourrait dire que le lien thérapeutique entre soignants et patients, ainsi que le regard que les patients portent sur eux-mêmes, est essentiel au succès ou non de l’expérience thérapeutique. La confiance en soi et en l’autre tout comme l’empathie sont certainement des facteurs importants. La prise en compte de l’effet placeb0 pourrait ainsi nous conduire au-delà d’une représentation purement mécaniste et déterministe de la vie et de la santé.
A la lumière des résultats des études sur l’effet placebo37 et de la connexion corps-esprit, on peut se demander si le protocole thérapeutique courant – entre médecins, soignants et patients – est optimal. L’accent actuel mis sur la technicité des actes médicaux ne conduit-il pas à l’erreur consistant à délaisser exagérément la capacité thérapeutique intrinsèque de notre corps ? Ne faudrait-il pas accompagner et traiter le patient comme une personne psychophysique intégrale ?

La santé est le résultat de notre équilibre homéostatique à la fois mental et physique ; celui-ci peut bien évidemment être perturbé par des infections, des maladies ou des traumatismes. Retrouver cet équilibre implique une action simultanée du corps et de l’esprit, qui forment à la fois une unité et une complémentarité.

La santé est le résultat de notre équilibre homéostatique à la fois mental et physique ; celui-ci peut bien évidemment être perturbé par des infections, des maladies ou des traumatismes. Retrouver cet équilibre implique une action simultanée du corps et de l’esprit, qui forment à la fois une unité et une complémentarité38.

Notre incompréhension de cette complexité et de ses effets non intuitifs pourrait bien être en relation avec les phénomènes de physique quantique bien réels, qu’il nous faudra apprendre à comprendre pour mieux appréhender la réalité du vivant. Ceci au même titre que la théorie de la relativité d’Einstein a corrigé la compréhension erronée des galaxies par la mécanique classique de Newton.

Pierre Jarron

Biographie


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Pierre Jarron

Pierre Jarron a notamment développé, dans les années 1980, de nouveaux détecteurs de particule au silicium qui sont maintenant au cœur des chambres à traces des expériences du LHC. A sa retraite il a enseigné l’imagerie médicale à l’Université de Turin, puis a développé un nouveau détecteur pour les PET scanners en collaboration avec le CERN et la compagnie Portugaise PETSys.

Notes

1.

E. Schrodinger, My View of the World, 1954.

2.

W.-R. Zhang & F. Marchetti, « YinYang Bipolar Quantum Geometry and Bipolar Quantum Superposition, Fractal Geometry and Nonlinear Anal », in Med and Biol, 2015.

3.

W. Pauli, Physique moderne et philosophie. Paris : Editions Albin Michel, 1999.

4.

C. A. Meier, Atom and Archetype : The Pauli/Jung Letters, 1932-1958. Princeton : Princeton University Press.

5.

6.

F. Varela, « Le cerveau n’est pas un ordinateur », in La Recherche, no 308, avril 1998.

7.

« The entire universe must, on a very accurate level, be regarded as a single indivisible unit in which separate parts appear as idealisations permissible only on a classical level
of accuracy of description. This means that the view of the world being analogous to a huge machine, the predominant view from the sixteenth to nineteenth centuries, is now shown to be only approximately correct. The underlying structure of matter, however, is not mechanical. This means that the term « quantum mechanics » is very much a misnomer. It should, perhaps, be called « quantum nonmechanics. », D. Bohm, Quantum Theory, 1951.

8.

« Although I think that life may be the result of an accident, I do not think that of consciousness. Consciousness cannot be accounted for in physical terms. For consciousness is absolutely fundamental. It cannot be accounted for in terms of anything else. » E. Schrodinger, My View of the World.

9.

L’absence de perception sensorielle du monde quantique est l’obstacle principal à sa compréhension. Même les fondateurs de la physique quantique avouent qu’ils ont bien du mal à la comprendre eux-mêmes !
• Niels Bohr : « If quantum mechanics hasn’t profoundly shocked you, you haven’t understood it yet.»
• Richard Feynman : « If you think you understand quantum mechanics, you don’t understand quantum mechanics. »
• Peter Atkins : « No other theory of the physical world has caused such consternation as quantum theory, for no other theory has so completely overthrown the previously
cherished concepts of classical physics and our everyday measure » (2004).

10.

M. Arndt, O. Nairz, J. Voss-Andreae, C. Keller, G. van der Zouw & A. Zeilinger (14 octobre 1999). « Wave-particle duality of C60 », in Nature, 401 (6754): 680-682.

11.

J. Belle (1964). « On the Einstein Podolsky Rosen Paradox », in Physics, 1 (3): 195-200

12.

A. Aspect (15 octobre 1976). « Proposed experiment to test the nonseparability of quantum mechanics », in Physical Review D. 14 (8): 1944-1951.

13.

V. Salari, J. Tuszynski, M. Rahnama & G. Bernroider, Plausibility of Quantum Coherent States in Biological Systems, 2012.

14.

N. Lambert, Y.-N. Chen, Y.-C. Cheng, C.-M. Li, G.-Y. Chen & F. Nori, Functional quantum biology in photosynthesis and magnetoreception, 2012.

15.

H. Fröhlich, « Long-range coherence and energy storage in biological systems », in Quantum Chem, 2:641-9, 1968.

16.

« Physics of life : The dawn of quantum biology », in Nature, 474, 272-274 (2011).

17.

« Physics of life : The dawn of quantum biology », in Nature, 474, 272-274 (2011).

18.

« Although I think that life may be the result of an accident, I do not think that of consciousness. Consciousness cannot be accounted for in physical terms. For consciousness is absolutely fundamental. It cannot be accounted for in terms of anything else », E. Schrodinger, What is life ?, 1950.

19.

N. Lambert, Functional quantum biology in photosynthesis and magnetoreception, 2012.

20.

P.J. Hore & H. Mouritsen, « The Radical-Pair Mechanism of Magnetoreception », in Annual Review of Biophysics, 5 juillet 2016, 45: 299-344.

21.

C. Marletto et al., « Entanglement between living bacteria and quantized light witnessed
by Rabi splitting », in Journal of physics communication, 10 octobre 2018.

22.

C. Tilmans-Cabiaux, « Effet placebo : la part de l’esprit dans la guérison », in Une
prescription sur mesure. Louvain-la-Neuve : Presses universitaires de Louvain, 2010.

23.

S. Lupasco, L’énergie et la matière vivante : antagonisme constructeur et logique de
l’hétérogène.

24.

A. Korzybski, Science and Sanity : An Introduction to Non Aristotelian Systems and General Semantics, 1933.

25.

E. C. G. Sudarshan & B. Misra, « The Zeno’s paradox in quantum theory », in Journal of Mathematical Physics, 18 (4): 756-763, 1977.

26.

« Le langage quotidien est une partie de l’organisme humain, et pas moins complexe que ce dernier », L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicum.

27.

28.

T. J. Kaptchuk. Placebos without Deception : A Randomized Controlled Trial in Irritable
Bowel Syndrome.

29.

The power of the placebo effect, Harvard Publishing, Harvard Medical School, mai 2017.

30.

How the placebo effect may help you, Harvard Publishing, Harvard Medical School, 2017.

31.

T. J. Kaptchuk & F. G. Miller, « Placebo Effects in Medicine », in New England Journal of Medicine, 2015, 373.

32.

P. Lemoine, « Pharmacologie de l’âme ou le mystère du placebo », communication
scientifique à l’Académie nationale de médecine française, 4 octobre 2011.

33.

S. Kam-Hansen et al., « Altered Placebo and Drug Labeling Changes the Outcome of Episodic Migraine Attacks », in Science Translational Medicine, 8 janvier 2014.

34.

R.-S. Wang et al., « Network analysis of the genomic basis of the placebo effect », in JCI Insight, juin 2017.

35.

C. Linnman et al., « Molecular and functional PET-fMRI measures of placebo analgesia in episodic migraine : Preliminary findings », in NeuroImage : Clinical, novembre 2017.

36.

M. M. Makari et al., « Phantom Acupuncture Induces Placebo Credibility and Vicarious Sensations : A Parallel fMRI Study of Low Back Pain Patients », in Scientifics Reports, janvier 2018.

37.

G. Greenberg, « What if the Placebo Effect Isn’t a Trick ? », in The New York Times, novembre 2018.

38.

W. Heisenberg, « There is a fundamental error in separating the parts from the whole, the mistake of atomizing what should not be atomized. Unity and complementarity constitute reality », in Physics from Wholeness : Dynamical Totality as a Conceptual Foundation for Physical Theories, B. Piechocinska (2005).

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Interview

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Interview par Michael Balavoine, rédacteur en chef de Planète Santé

Réflexions en point d’orgue par Filip Uffer, président de la commission âge & société

En Suisse comme dans la plupart des pays industrialisés, les modèles traditionnels de solidarité sont confrontés à des tensions inédites. Par exemple, la grande majorité des personnes âgées souhaitent continuer à vivre à domicile, malgré les déficits et fragilités qui les touchent. En même temps, les familles sont de moins en moins disposées à les prendre en charge. Il s’agit donc d’imaginer de nouvelles formes de soutien et de repenser le fonctionnement du lien social. Pour Antonia Jann, directrice de Age-Stiftung à Zurich, et Peter Zängl, professeur de management social à la Haute Ecole de travail social d’Olten, répondre à ce type de défis demande de faire émerger des solutions avant tout locales. Ils proposent de favoriser la création de « caring communities ». Mais cette création ne peut pas s’appuyer sur un modèle idéal : les initiatives doivent germer d’elles-mêmes et s’adapter au contexte de chaque situation. Comment s’y prendre pour que la Suisse innove dans le domaine du lien social ? Voici quelques idées fortes.

Michael Balavoine
Certains spécialistes utilisent le terme de « tsunami gris » pour décrire la mutation démographique qui touche les sociétés industrialisées. Que vous inspire cette métaphore ?

Peter Zängl Le terme ne me paraît pas du tout correspondre à la situation ! Un tsunami fait penser à un événement apocalyptique qui va causer dévastations et destructions. Or la transition démographique que nous sommes en train de vivre est largement positive. Les progrès de la médecine permettent aux humains de vivre plus longtemps et en meilleure santé. La mortalité infantile n’a jamais été aussi basse. Nos sociétés doivent faire face aux conséquences de ces événements, qui sont réjouissants et non catastrophiques. Par ailleurs, nous savons depuis longtemps que ces bouleversements démographiques vont transformer la manière d’envisager le soutien social à la vieillesse. La première fois que j’ai entendu parler de cela, c’était il y a une bonne vingtaine d’années. On parlait alors de la « vague des retraités ».

Antonia Jann Je dirais aussi que ce terme de « tsunami gris », en plus d’être inutilement catastrophiste, est incomplet. Ce qui rend la situation démographique que nous vivons particulière ne se résume pas à une augmentation du nombre de personnes âgées, même si cet élément en est une composante essentielle. En réalité, nous sommes face à une constellation de transformations démographiques très diverses et qui convergent. Voilà ce qui rend la période inédite.

M.B.  Quelles sont ces autres transformations démographiques qui bouleversent les modèles traditionnels de solidarité?
A. J. Il y a d’abord les situations familiales. Elles ont changé en profondeur. Les femmes travaillent, ce qui fait que les tâches qu’elles exécutaient auparavant pour la communauté doivent être assurées d’une autre manière. Avec la longévité, il y aura aussi davantage d’épisodes où un soutien devient nécessaire. La famille ne peut plus l’assumer seule. D’abord parce que la période pendant laquelle une personne âgée a besoin d’aide pour effectuer ses tâches quotidiennes ne cesse de s’allonger. Ensuite en raison d’un déplacement démographique : il y a moins de jeunes pour s’occuper des personnes âgées. Il faut ajouter à cela le fait que les biographies familiales sont devenues bien plus complexes que par le passé : les familles sont souvent recomposées et il est de plus en plus rare qu’une personne naisse, vive et meure au même endroit. Cette fragmentation des liens et des lieux complique les manières, pour les proches, d’apporter de l’aide.

Il faut repenser le contrat intergénérationnel en y injectant de la créativité sociale.

Peter Zängl

P. Z. Cette fragmentation est un aspect central des existences contemporaines. Pour répondre au déficit de proximité créé par l’ensemble des mutations évoquées par Antonia, nous n’avons pas le choix : il faut repenser le contrat intergénérationnel en y injectant de la créativité sociale.

M. B.  Au-delà de ces évolutions, nos sociétés ne sont-elles pas devenues moins solidaires ?
A. J.  Je ne pense pas. Il s’agit d’une question de structure de société. Depuis très longtemps, la solidarité repose avant tout sur les proches. Ce sont eux qui, avec la famille élargie, s’organisent pour garantir l’autonomie des personnes du groupe, et cela le plus longtemps possible. Puis l’institution prend le relais. Les changements démographiques et sociaux que nous avons évoqués rendent cette situation intenable. Aussi bien la famille que l’institution, qui n’est pas préparée à la rapidité de l’évolution actuelle, sont en train d’atteindre leurs limites. Mais il faut considérer cette évolution comme une chance, et non comme une fatalité sans issue. Il existe des solutions à ces nouveaux défis. Elles demandent de se montrer vraiment créatifs.

Les personnes âgées qui ont besoin d’aide n’ont rien d’un groupe homogène et monolithique. C’est même plutôt le contraire : la vieillesse se vit de manière très diverse. Pour que chacun soit aidé dans ses véritables besoins, il faut une diversité de solutions.

Peter Zängl

M. B.  Est-ce à l’Etat de prendre le relais des familles et des institutions, en fixant les conditions du soutien social ?
P. Z.  La question est plutôt la suivante : peut-on vraiment mettre en scène la solidarité ? Ou doit-elle venir de chacun ? Une société peut-elle se construire sans implication des proches ? De manière très concrète, si elle commence à payer un salaire pour encourager les aides entre voisins, ne va-t-elle pas tuer le mouvement en lui enlevant de la spontanéité ? L’enjeu est celui de la représentation de l’Etat social. Si l’Etat finance et soutient toutes les initiatives, la solidarité devient une forme de « one size fits all » et il s’instaure une standardisation des manières de faire. Or les personnes âgées qui ont besoin d’aide n’ont rien d’un groupe homogène et monolithique. C’est même plutôt le contraire : la vieillesse se vit de manière très diverse. Pour que chacun soit aidé dans ses véritables besoins, il faut une diversité de solutions. Par conséquent, l’Etat a certainement un rôle à jouer, mais il ne peut pas être l’unique acteur du système. Et il ne peut être l’unique pourvoyeur d’idées. Les formes de solidarité doivent émerger des groupes où elles s’exercent.

A. J.  L’important est qu’il existe un espace qui puisse être utilisé pour faire émerger des solutions créatives. Aujourd’hui, si on s’intéresse au niveau local, les projets pilotes foisonnent. Et ces espaces de liberté – ces « laboratoires sociaux » – sont d’une importance fondamentale. Je suis d’accord avec Peter: si l’Etat prend toute la place, alors s’installe une équité formelle, sous forme d’approches normalisées. Mais la véritable solidarité, c’est autre chose. Elle demande de faire face à la singularité des situations, et donc de promouvoir la flexibilité.

Il s’agit de créer des solutions qui soient en adéquation avec l’histoire culturelle et locale des gens. Le mot « solution » n’est d’ailleurs pas le bon. Il vaut mieux parler de modèle, de bonnes pratiques.

Antonia Jann

M.B. Dans quelle mesure la Suisse peut-elle s’inspirer d’expériences étrangères ?
A. J. Le système suisse, comme les autres, a ses avantages et ses inconvénients et, surtout, se déploie dans une complexité propre. C’est entre autres pour cette raison qu’il n’est pas possible de transposer un modèle extérieur sans adaptations. On peut comparer des conditions-cadres et se laisser inspirer par des expériences faites ailleurs. Mais, à la fin, il s’agit de créer des solutions qui soient en adéquation avec l’histoire culturelle et locale des gens. Le mot « solution » n’est d’ailleurs pas le bon. Il vaut mieux parler de modèle, de bonnes pratiques. Car l’exemple est primordial. Y compris au niveau individuel : créer un climat de solidarité en montrant que je suis solidaire, cela peut amener plus de solidarité.

Quelques éléments m’apparaissent cependant cruciaux pour qu’un projet solidaire fonctionne : commencer petit, impliquer les autorités locales, par exemple communales, et instaurer de la transparence entre les différents acteurs pour que chacun sache ce que fait l’autre.

Peter Zängl

M. B.  Vous appelez de vos voeux la création de « caring communities » en Suisse. Mais comment s’y prendre, puisque les modèles ne sont pas transposables tels quels ?
P. Z. Ces formes de solidarité citoyenne naissent quand il y a un problème concret à résoudre. La forme qu’elles prennent est en soi peu importante. En tant que chercheur, il est d’ailleurs frustrant de ne pas pouvoir établir une liste de critères précis pour lancer et réussir un projet. Quelques éléments m’apparaissent cependant cruciaux pour qu’un projet solidaire fonctionne : commencer petit, impliquer les autorités locales, par exemple communales, et instaurer de la transparence entre les différents acteurs pour que chacun sache ce que fait l’autre. Mais il n’existe pas de recette toute faite. Un projet va utiliser le kiosque du quartier, un autre un guichet créé par la commune ou encore un magasin d’alimentation. Tout dépend du contexte.

Culture du soin dans les communautés: exemples en Suisse (OFSP) – PDF

A. J.  Pour insuffler une dynamique, nous avons besoin de deux mouvements. Le premier doit venir d’en bas. Il faut que les acteurs de terrain s’organisent sans passer par des lois précises, avec leur imagination et leur dynamisme. Le mouvement doit partir de la collectivité. Mais il faut aussi un mouvement du haut : sans structures, on n’arrivera pas à organiser la transition, à faire vivre de nouvelles organisations. Cela dit, l’erreur serait d’attendre qu’un cadre légal règle tout. L’important est d’agir. L’action, souvent, part d’une personne qui a une vision et une motivation. Là où cette énergie est disponible, quelque chose peut débuter. Il faut laisser ensuite les fleurs pousser pour voir ce qu’elles donnent et le projet s’auto-organiser. L’origine n’a pas d’importance. Ce qui compte est la motivation des gens à travailler ensemble et à s’engager dans un mouvement collectif.

M. B.  Avec la Fondation Age-Stiftung, vous avez soutenu plusieurs projets pilotes. Quelles leçons en tirez-vous ?
A. J.  La première est que vieillir chez soi représente une priorité pour la qualité de vie ! Or cette priorité demande d’associer l’aide professionnelle de type soins médicaux purs et l’aide de la communauté civile. Mais la disponibilité de l’aide ne suffit pas. L’information à propos de l’offre est aussi cruciale. Les systèmes d’aide doivent être visibles et compréhensibles. En résumé, ce qui importe, c’est d’encourager une culture globale qui favorise le maintien à domicile. Nous avons aussi constaté que les autorités communales représentent un acteur central pour la durabilité des projets. Si elles ne sont pas impliquées, la dynamique finit par s’éteindre. Bien sûr, il n’est pas facile pour une commune de se lancer, de savoir comment orchestrer au mieux le jeu des différents acteurs. Mais les communes aussi apprennent. Un débat continuel permet de repérer les difficultés, de les surmonter, mais aussi de mieux systématiser les actions. Ainsi peuvent apparaître des formes de « caring communities ».

Le programme Socius de Age-Stiftung soutient l’émergence de systèmes de prise en charge orientés vers les besoins des seniors.

Vieillir chez soi représente une priorité pour la qualité de vie ! Or cette priorité demande d’associer l’aide professionnelle de type soins médicaux purs et l’aide de la communauté civile.

Antonia Jann

M. B.  Comment, selon vous, devraient s’articuler les tâches de ces « caring communities » avec celles qui relèvent purement des soins ?
P. Z.  Il est impératif que ces deux mondes se parlent. Ils doivent former un réseau. C’est encore trop rarement le cas. Le système des soins est basé sur les actes. Ce qui est prescrit, ce qui fait « partie du catalogue », est effectué. Or il faudrait élargir le spectre à tout ce qui est social. C’est la révolution qu’a réussie l’entreprise néerlandaise Buurtzorg. Ce modèle lancé par un soignant repose sur de petites équipes autonomes avec une forme originale d’autogestion. En néerlandais, « buurtzorg » signifie « soins de quartier ou de proximité ». En à peine dix ans, Buurtzorg est devenu leader des soins à domicile aux Pays-Bas. Tout le monde retient surtout la gouvernance horizontale du modèle. Mais sa véritable originalité, c’est d’avoir réussi à recréer du lien social en plus de l’aspect purement médical. Comme les religieuses à l’époque qui s’occupaient de l’aide sociale, dans ce modèle, les professionnels du soin connaissent non seulement les besoins médicaux, mais aussi le contexte général dans lequel se trouve la personne. Ils connaissent les proches sur lesquels compter pour effectuer certaines tâches. Savoir comment demander de l’aide à l’entourage ou aux voisins semble anodin, mais pourtant, cela change tout.

S’occuper d’une personne dans sa globalité ne se fait pas sur le modèle d’une ligne de montage de voitures! Plus la prise en charge est fragmentée, moins elle s’avère efficace. Cette fragmentation est l’un des problèmes majeurs du système.

Antonia Jann

A. J.  Pour des soins à domicile de qualité, ce qui compte, c’est la relation humaine sur le long terme. S’occuper d’une personne dans sa globalité ne se fait pas sur le modèle d’une ligne de montage de voitures ! Plus la prise en charge est fragmentée, moins elle s’avère efficace. Cette fragmentation est l’un des problèmes majeurs du système actuel. Si le corps est soigné, la priorité n’est cependant pas suffisamment mise sur la prise en compte des autres besoins de la personne.

M. B. Autrement dit, en combinant les approches sociales et médicales, les soins sont à la fois plus efficaces et plus humains ?
A. J.
 Oui, mais pas seulement. Cette combinaison offre aussi une flexibilité pour que la personne aidante puisse véritablement répondre aux besoins de la personne aidée. Aujourd’hui, le système est d’une grande rigidité : quelque chose est prescrit et un acte est réalisé. Ce qui peut mener à des situations absurdes. Prenons l’exemple d’un couple dont la femme est démente. Le mari s’occupe d’elle jusqu’au moment où, lui aussi, a besoin d’une aide : il ne peut plus assumer seul l’ensemble des tâches du quotidien et il ressent le besoin d’avoir un moment de libre, à lui, par exemple pour faire du sport. Il voudrait que le système de soins à domicile puisse le soulager en promenant sa femme pendant deux heures de temps en temps. Mais, dans un tel cas, le système de soins à domicile répond simplement non, car ce type d’aide ne figure tout simplement pas sur la liste des prestations offertes. Par contre, l’institution peut proposer une aide pour la toilette de cette dame, alors même que le mari n’en a pas exprimé le besoin et qu’il apprécie ce moment de partage avec son épouse. Ces choses à la fois simples et complexes qui font la vie quotidienne devraient pouvoir être réglées plus simplement.

M. B.  Des formes d’organisation comme Buurtzorg sont-elles transposables en Suisse ?
P. Z.  Nos organisations de soins à domicile s’intéressent bien entendu de près à ce type d’initiatives. Mais le système ne peut pas être transposé tel quel. Par contre, et c’est le point intéressant, l’imaginaire culturel qu’il suscite est très fort et très attirant. Pour ceux qui reçoivent de l’aide ou des soins d’abord : on leur accorde du temps, les entretiens ne sont pas limités. Ce facteur est central dans la qualité d’un soin. Pour les soignants aussi, le fait que les tâches ne se limitent pas à des actes médicaux, mais englobent la personne de façon holistique, est très apprécié. Travailler hors des silos et en évitant la fragmentation est vécu de manière très positive. Le problème se trouve vraiment là : en Suisse, tout est basé sur les actes et les services, notamment pour ce qui est de la facturation. Ce que nous savons très bien faire, c’est chronométrer des prestations en leur attribuant un prix. Le système Buurtzorg est lui axé sur l’effet : les différents acteurs se mettent d’accord sur un budget et établissent un lien de confiance. Les soins et le social sont intégrés dans ce budget, ce qui, d’après l’entreprise Buurtzorg, coûterait au final moins cher que d’enchaîner les actes. Mais, aussi intéressant soit-il, ce modèle n’est pas le seul et nos manières de fonctionner véhiculent aussi des valeurs. Il importe donc de conserver certains aspects du système actuel, d’en reconnaître les qualités, par exemple le haut degré de compétence et d’engagement des différents acteurs du système. Faire table rase des modèles passés n’est pas une bonne approche pour ouvrir la voie à l’innovation.

Le problème se trouve vraiment là : en Suisse, tout est basé sur les actes et les services, notamment pour ce qui est de la facturation. Ce que nous savons très bien faire, c’est chronométrer des prestations en leur attribuant un prix. Le système Buurtzorg est lui axé sur l’effet.

Peter Zängl

M. B. Faut-il être davantage préventif, par exemple en anticipant les moments de fragilité avant qu’ils n’arrivent ?
A. J.  Je ne pense pas qu’il soit possible de préparer ces moments à l’avance. Ce qui est par contre important, c’est que les systèmes existants soient assez visibles pour que les personnes qui se sentent à la limite de leurs forces ou possibilités puissent trouver tout de suite une solution. Quand on est à la maison, la situation se modifie et se dégrade lentement. Au fur et à mesure, on a besoin d’aide pour organiser le quotidien. C’est à ce moment-là qu’un système social, quel qu’il soit, doit entrer en jeu. Et pour cela, il doit être visible pour l’ensemble de la communauté et disponible immédiatement.

M. B. Comment rendre ces nouveaux modèles viables économiquement ?
A. J. Les coûts sont un facteur très préoccupant. Il faut des solutions qui soient économiquement soutenables, aussi bien pour les personnes concernées que pour l’Etat. En Suisse, nous avons des critères de qualité très élevés. Le système a jusqu’à présent cherché à croître en répondant au maximum de demandes possible. A l’avenir, nous devrons assurément opérer certains choix au vu des ressources limitées à disposition. L’idée est bien entendu de garder au centre de nos préoccupations ce qui est le plus utile et adéquat pour le patient et la personne fragile, tout en gardant en ligne de mire le maintien d’une bonne qualité de vie.

Plus j’observe la réalité du terrain, plus je me dis que le système actuel est en fin de course. Et je crois que le moteur du changement est la confiance entre les acteurs. Ce n’est qu’en la restaurant et en lui donnant un nouveau souffle que nous inventerons le vivre-ensemble de demain.

Peter Zängl

P. Z. Il me semble que le problème économique central vient de l’organisation en silos. On sépare le social, la santé, l’éducation, etc. Or il faudrait concevoir le budget de façon beaucoup plus globale. Peu importe le nom du concept, « caring communities » ou autre : c’est bien dans l’approche globale que se trouve la seule issue face à l’explosion des coûts. En s’appuyant sur cette budgétisation générale – et sur des actions locales qui laissent un fort degré d’autonomie aux équipes de terrain –, on peut être à même d’éviter ce que les spécialistes appellent l’« overhead » managérial, c’est-à-dire les coûts administratifs liés à chacune des phases de la prise en charge, et plus globalement de tout projet. Mais pour cela, il faut de la confiance entre les différents partenaires sociaux que sont les équipes de terrain, les soins à domicile, les cantons et les caisses maladie. Plus j’observe la réalité du terrain, plus je me dis que le système actuel est en fin de course. Et je crois que le moteur du changement est la confiance entre les acteurs. Ce n’est qu’en la restaurant et en lui donnant un nouveau souffle que nous inventerons le vivre-ensemble de demain.

Propos recueillis par Michael Balavoine

 Portrait de A. Jann ©  DR
Portrait de P. Zängl © DR
Portrait de M. Balavoine  © Romain Graf
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Filipp Uffer,
Président commission
âge & société
Point d'orgue

Vieillir seul ou en lien avec les autres?

La Fondation Leenaards souhaite contribuer à ce que l’âge ne soit pas un facteur d’exclusion de la société. Les personnes qui passent le cap de la retraite devraient pouvoir trouver leur juste place et un rôle motivant pour cette nouvelle étape de leur vie. L’âge doit rester avant tout une source de joie, et non d’inquiétude. Dans un contexte d’augmentation de l’espérance de vie, il est essentiel de renforcer la qualité de vie des seniors, et ce, bien au-delà du seul aspect de la santé. Tout aussi importants sont la capacité financière, la participation et les relations sociales, que l’environnement ou le niveau d’autonomie.

C’est ainsi que la Fondation a contribué à l’émergence, en 2002, du premier projet de « Quartier Solidaire », à Bellevaux. La méthodologie mise au point par Pro Senectute Vaud, part des besoins exprimés par les habitants du quartier (ou du village), sans idée préconçue. Elle permet aux aînés de (re)devenir auteurs et acteurs de leurs propres projets, dans une démarche communautaire et participative qui permet à chacun d’apporter sa contribution et de trouver sa place. Si l’on ne sait jamais à l’avance ce qu’il en résultera, l’expérience montre qu’à chaque fois les habitants se sont mobilisés et ont trouvé une organisation adéquate. Les autorités locales y ont aussi trouvé leur compte et soutiennent ces initiatives. Au terme du projet, la phase dite d’autonomisation permet à la communauté existante de confirmer son identité et de prendre son envol. La forme la plus couramment choisie est celle de l’association, avec un mode de gouvernance « horizontal », qui permet l’implication du plus grand nombre. Au total, ce sont actuellement 25 projets qui ont vu le jour dans le canton de Vaud (www.quartiers-solidaires.ch).

https://youtu.be/xgDVnKGm_V0

Emission Temps Présent (RTS) - "Contre la solitude, une leçon de solidarité"
(5 avril 2018)

Cette expérience « Quartiers Solidaires » a également rencontré un écho favorable en Suisse alémanique et au Tessin, et elle s’inscrit dans un courant plus large appelé « caring communities », que l’on pourrait traduire par « communautés dont les membres prennent soin les uns des autres »*. C’est donc tout naturellement que la Fondation Leenaards participe aujourd’hui aux réflexions qui ont lieu à ce sujet, notamment dans le cadre d’une table ronde sur l’âge organisée au niveau national par SwissFoundations. Nous espérons que ces échanges d’expériences pourront encourager, dans toutes les régions du pays, l’essor d’initiatives de type « caring communities » qui soit favorable au vivre-ensemble, toutes générations confondues.

Une telle approche est d’autant plus importante dans un monde qui fait face à de profonds bouleversements – technologiques, écologiques, financiers, politiques –, qui pourraient, à terme, fragiliser notre société et ses acquis et avoir un impact sur les rapports de l’individu avec sa communauté, tout comme sur les rapports entre les générations. Une transition vers une société plus durable est aujourd’hui plus que nécessaire, et elle ne pourra se faire que si ses membres développent des aptitudes à se serrer les coudes et à s’entraider – à tout âge. Nous pouvons imaginer – et espérer ! – que dans un proche avenir l’ensemble de notre société (re)découvrira la valeur des échanges dans la proximité, tout en développant une « permaculture » qui prenne soin à la fois de la nature et de l’humain.

Filip Uffer
Membre du Conseil de fondation
Président de la commission âge & société


* Selon la société de conseil Socialdesign, une « caring community » est une communauté formée dans un quartier, une commune ou un village, au sein de laquelle les gens prennent soin les uns des autres et se soutiennent mutuellement. Chacun reçoit et apporte quelque chose, et la responsabilité des tâches sociales est assumée collectivement.
chiffres

Tous domaines confondus, la Fondation Leenaards a soutenu près de 180 nouveaux projets en 2018, sur plus de 610 évalués. Pour concentrer son action sur des projets particulièrement porteurs, chacun d’entre eux est analysé par la direction et les membres des commissions ou jurys de la Fondation, selon des critères clairement définis.

Créée en 1980 par Antoine et Rosy Leenaards, la Fondation Leenaards cherche à stimuler la dynamique créatrice dans l’arc lémanique dans les domaines culturel, âge & société et scientifique. A ce titre, elle soutient des initiatives susceptibles d’anticiper, de questionner et d’accompagner les mutations de la société. Ces initiatives s’inscrivent dans le cadre d’une vision et d’un plan stratégique pour la période 2019-2023.

SOUTIENS 2018
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