Critères de soutien

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Jean-Luc Manz Une promenade de ce côté, no 48, 2020, acrylique sur toile, 107 × 81 cm

Regards 2021

Rapport annuel 2020

La Fondation Leenaards cherche à stimuler la dynamique créatrice dans l’arc lémanique dans les domaines culturel, âge & société et scientifique. Elle soutient des initiatives susceptibles d’anticiper, de questionner et d’accompagner les mutations de la société.

 

Elle a soutenu plus de 228 projets en 2020, sur plus de 675 évalués.
Voir chiffres clés 2020

 

Trouver l'équilibre au coeur de nos prochaines normalités

MOT DU PRESIDENT ET DU DIRECTEUR DE LA FONDATION

Vers quelle « nouvelle normalité », ou plutôt vers quelles « prochaines normalités », nous dirigeons-nous ? La question est sur toutes les lèvres depuis plus d’un an, avec pour constante dans l’analyse des un.e.s et des autres ce constat de rupture d’avec le « temps d’avant » et, simultanément, de poursuite effrénée d’un changement en perpétuelle accélération. Depuis cette crise pandémique sans nulle autre pareille, tout paraît fluctuant, instable, alimenté d’opinions versatiles.

Confrontée à un tel tumulte, la société peut-elle engager de nouvelles initiatives pour co-construire ces « prochaines normalités » ? A son échelle et dans un esprit fédérateur, la Fondation Leenaards cherche à accompagner et à stimuler l’émergence de dynamiques créatrices, et ce grâce à la mise en synergie des forces en présence. A l’image d’un peloton de cyclistes, nous voulons trouver ensemble la bonne vitesse pour avancer, sans chuter, quelle que soit la hauteur des cols à gravir, et surtout sans laisser des membres de l’équipe au bord du chemin. L’immobilité est aussi un facteur de chute. Plus qu’avant, il s’agit de penser, de ressentir et d’agir collectivement pour répondre aux défis d’aujourd’hui et de demain !

C’est cette même volonté de voir émerger une société plus inclusive qui incite la Fondation Leenaards à soutenir de nouvelles dynamiques, à l’instar de l’initiative « Santé intégrative & société », lancée tout récemment par la Fondation par le biais de son domaine scientifique. Elle vise à favoriser la concertation, la collaboration et la coordination – plutôt que l’opposition – entre soignant.e.s d’horizons différents, patient.e.s et proches aidant.e.s, en faveur du bien-être du patient.

Dans le domaine âge & société, la Fondation soutient également des projets mettant l’accent sur le développement de dynamiques communautaires. Un nouvel appel à projets lié à cette thématique verra d’ailleurs le jour d’ici à la fin de cette année.

Quant aux acteur.trice.s du domaine culturel, ils explorent durant cette crise de nouveaux formats et formes de langage, souvent transdisciplinaires. Ils et elles font preuve d’un élan créatif à la fois salvateur et essentiel au vivre-ensemble que la Fondation continuera à soutenir.

Face aux changements en cours et à ceux potentiellement nombreux à venir – difficiles à anticiper –, la Fondation Leenaards va poursuivre son soutien à ces dynamiques sociétales qui devraient contribuer à co-créer nos « prochaines normalités ».

Pierre-Luc Maillefer
Président
signature PLM
Peter Brey
Directeur
signature_pbr
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Dialogue

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Philippe Bischof
Directeur de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia
patrick_gyger_leenaards
Patrick Gyger
Directeur de Plateforme 10

A l’invitation de la Fondation Leenaards, Philippe Bischof, directeur de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, et Patrick Gyger, premier directeur de Plateforme 10, se sont rencontrés pour la première fois le 3 février 2021, dans le grand hall du Musée cantonal des Beaux-Arts, qui a récemment ouvert ses portes. D’ici à 2022, le nouvel MCBA sera rejoint, dans le bâtiment voisin, par deux autres musées, le mudac et le Musée de l’Elysée. Lausanne aura ainsi son quartier des arts, baptisé Plateforme 10. Si chaque musée garde sa direction propre, Patrick Gyger a pour tâche de développer Plateforme 10, de lui donner une identité culturelle forte et pluridisciplinaire. Philippe Bischof, lui, a dirigé le Département des affaires culturelles du Canton de Bâle-Ville avant de prendre la direction de Pro Helvetia en 2017.

Pendant plus d’une heure, les deux hommes ont dialogué sur les enjeux liés à l’émergence de ce quartier des arts, sur l’évolution des processus artistiques et la place de la recherche, sur l’accessibilité aux collections et aux savoirs des musées pour un public diversifié, sur la valorisation d’un patrimoine commun ou encore sur les relations entre culture et société.

Elisabeth Chardon
D’ici à 2022, avec l’ouverture des nouveaux mudac et Musée de l’Elysée, Lausanne aura son quartier des arts. Quel est pour vous le sens d’un tel regroupement tant au niveau culturel qu’urbanistique ? Lausanne donne-t-elle l’exemple ?

Patrick Gyger Ce qui est intéressant ici, c’est le type de musées regroupés, tous en lien avec les arts visuels, qu’ils abordent chacun avec des histoires, des collections, des rapports à l’art actuel singuliers. Et c’est ce dialogue qui me paraît particulièrement fructueux, c’est-à-dire la manière dont les œuvres et les visions des conservatrices et des conservateurs, des directrices et des directeurs, et de tous celles et ceux qui travaillent dans les musées vont se refléter d’un lieu à l’autre. C’est assez différent d’un quartier des musées, comme il y en a beaucoup dans le monde, où les institutions ne dialoguent pas forcément.
Dans la culture, c’est le projet politique qui m’intéresse. Ici, il s’agit de toucher les gens, bien sûr, mais aussi de créer ce nouveau quartier, qui aura un impact sur les déplacements entre la gare et l’Ouest lausannois. L’attractivité de cet endroit sera, je l’espère, forte.

Philippe Bischof Avant que nous abordions les arts, j’aimerais souligner deux éléments dans Plateforme 10 que je trouve très importants dans les temps que nous vivons : la défense de l’espace public, accessible et libre, et celle de l’institution, surtout culturelle. Nous savons que ces deux éléments de nos démocraties ne sont plus complètement évidents. Je suis du côté de ceux qui défendent les deux. Je n’ai pas le moindre problème avec l’idée de l’institution, si elle est accessible, ouverte, si l’on s’y occupe de questions de politique, de société, de transformation, d’engagement, etc. Cette ville a osé s’attaquer à ce grand projet ; je trouve ça magnifique. Ce n’est pas dans le quartier le plus beau qu’on puisse imaginer, au bord du lac, c’est vraiment au centre-ville, où beaucoup de choses se passent et où il faut chercher sa place. L’autre aspect que je trouve exemplaire – et j’admire beaucoup le Canton de Vaud et Lausanne pour cet état d’esprit –, c’est l’idée de la collaboration, de la coexistence de disciplines, d’institutions différentes.

Deux éléments dans Plateforme 10 sont très importants dans les temps que nous vivons : la défense de l’espace public, accessible et libre, et celle de l’institution, surtout culturelle.

Philippe Bischof

E. C. Lausanne est à une heure de Berne, à quarante minutes de Genève, qui a aussi des projets pour ses musées. Elle est aussi proche de la France. Comment Plateforme 10, placée sur un quai de gare, doit-elle articuler ses programmes avec la vie muséale régionale et internationale ?

P. G. Nous vivons un temps très particulier, où les musées sont en train de sortir de terre, ce qui donne des opportunités. Le but sera d’ouvrir au plus grand nombre. Il ne faut jamais oublier la population locale, les artistes locaux, sans être régionaliste non plus. J’aimerais dire qu’on peut jouer sur tous les tableaux. J’ai travaillé avec les musées nationaux à Taïwan, en Estonie, avec le Centre Pompidou… J’aimerais continuer ce genre de partenariats, pas nécessairement pour faire venir des Parisiens, mais pour développer des perspectives nouvelles ici. Plateforme 10 est un projet culturel et urbain dont le but est aussi de situer Lausanne un peu mieux sur la carte, non pas forcément des capitales culturelles européennes, mais en tout cas suisses. Et le visitorat alémanique viendra, ce qui a déjà largement été le cas durant la première année d’ouverture du MCBA.
La voie prise par ce musée, qui consiste à miser sur ses forces, ses collections et la singularité de son point de vue, me semble la bonne. La relation avec les artistes du territoire, avec des histoires locales, est assez riche pour intéresser des gens en dehors de ce canton.

© MCBA / Dominik Gehl

P. B. Les conditions de base sont excellentes. L’architecture fait parler. Les architectes du MCBA ont aussi construit à Coire et à Zurich, ce qui permet de comparer leur conception des lieux culturels dans trois régions suisses. Cela peut paraître secondaire, mais c’est un point d’accès intéressant. Après, l’ancrage local est essentiel. On a vu comme il est risqué de le perdre lorsqu’il faut légitimer l’institution culturelle en période de crise notamment. Cet ancrage permet ensuite de s’interconnecter. Je trouve intéressant, quand on est le nouveau directeur de cette plateforme, d’effectuer maintenant un petit virage et de recommencer à parler des contenus, des potentiels de création, de collaboration et d’ouverture. Plateforme 10 est en ce sens un projet unique qui complète très bien le paysage culturel suisse.

P. G. L’an dernier, le MCBA a présenté Kiki Smith qui, sans être une star, attire du monde et, en parallèle, Anne Rochat, artiste vaudoise reconnue ici mais peut-être encore peu repérée à l’étranger. Ce jeu sur plusieurs niveaux me semble intéressant. A partir du moment où le lieu est « activé » et qu’il est bien, tout se passe dans ce qui est présenté et la manière de le présenter. Je ne crois qu’à ça, au contenu culturel, qui doit être audacieux, pertinent, correspondre à une vision politique, comme vous le disiez. Même des œuvres du XVIIIe siècle doivent entrer en résonance avec le monde dans lequel nous vivons. Nous avons aussi un devoir de préservation et de présentation d’un patrimoine qui est un bien commun. Il faut se souvenir que les collections appartiennent aux personnes de ce territoire. Il doit vraiment y avoir cette tension entre l’exigence dans les salles et l’accessibilité la plus grande. Plutôt que des projets que tout le monde connaît et qu’il faut faire payer cher, je préfère des projets difficiles et gratuits.

Les collections appartiennent aux personnes de ce territoire.
Il doit vraiment y avoir cette tension entre l’exigence dans les salles et l’accessibilité la plus grande.

Patrick Gyger

P. B. J’ai été invité à l’inauguration du MCBA et, ce qui m’a frappé, au-delà de la beauté des lieux encore vides, c’était la fierté des gens. C’était énorme. Je suis venu le vendredi, revenu le dimanche ; c’était plein et les gens étaient vraiment touchés. Et maintenant que tout a bien démarré, c’est cet esprit d’ouverture, qui consiste également à prendre le public au sérieux, qu’il faut privilégier.
Il me semble aussi qu’entre Bienne et Genève, on ne trouve nulle part un tel espace ouvert et potentiellement libre d’usage. A l’inauguration, beaucoup de gens du théâtre ont dit : « Ici, je veux faire quelque chose, ça m’attire.» Mettre à disposition cette dimension permet de s’inscrire d’autant plus dans la scène locale, pour ensuite en faire rayonner les contenus le plus largement possible.

P. G. Je pense qu’il manque encore ici un espace un peu plus « sale », un peu brut, qui permette des expérimentations diverses. L’environnement muséal nécessite bien sûr des conditions d’hygrométrie et de température contrôlées, on ne peut pas tout faire, même s’il est vrai que les dimensions se prêtent bien à de nouvelles pratiques.
J’ai lu votre texte1, publié récemment, où vous écrivez qu’on doit participer à la transformation plutôt que d’être transformés par les crises que nous vivons. Les pratiques contemporaines ne sont plus liées à une seule forme d’art. Théo Mercier, par exemple, a commencé comme plasticien, a fait ensuite des performances musicales, puis d’autres avec un cascadeur et un danseur. Je me réjouis que ce lieu suive – et c’est déjà le cas – le développement de ces pratiques protéiformes.

P. B. Ce que je trouve aussi intéressant, c’est le voisinage, avec la gare, avec les gens qui vivent là, mais aussi avec les autres disciplines. Quand on arrive dans un nouveau lieu, qu’est-ce qu’on fait avec les voisins ? Il y a toujours un peu de timidité au début, puis on fait connaissance. C’est un peu à l’image d’une société : on apprend à coexister, à cohabiter, puis à se parler. Et, là, je trouve votre fonction de directeur de Plateforme 10 déterminante : rapprocher des pensées différentes, qui ne sont pas suffisamment éloignées les unes des autres pour ne pas collaborer.

P. G. Ce seront des regards croisés, je pense. Nous travaillerons sur différents rythmes : celui, plus long, des expositions et, en parallèle, ceux plus courts de petits formats tout aussi ambitieux artistiquement et intellectuellement. Il pourra s’agir d’activations performatives, de rencontres, de conférences, de projections… Au Lieu unique, à Nantes, nous avons par exemple lancé un cycle de cinéma expérimental pour les enfants, avec des films d’artistes. Ce sont des choses assez faciles à mettre en place, qui visent à amener les gens vers des formes artistiques plus complexes. Ici, les espaces extérieurs vont aussi permettre ce type de démarches.

Ce qui m’interpelle, c’est comment passer de l’idée du populaire à l’idée d’une diversité vraiment acceptée – il s’agit en d’autres termes de réussir à reconnaître une qualité qui peut différer de celle qu’on aime.

Philippe Bischof

E. C. Vous avez parlé de diversité des arts, des disciplines, mais comment attirer une diversité de publics ? Les mots que vous avez prononcés – contemporain, expérimental, performatif – peuvent effrayer. Sans en revenir au « populaire de qualité », quelles sont vos solutions ?

P. G. Moi, j’aime bien la formule « populaire de qualité » de Nicolas Bideau. En fait, il s’agit de situer les choses à des endroits différents. Populaire concerne la manière dont on permet de s’approprier les sujets. La qualité concerne ce qui est présenté. Il faut dans tous les cas une variété de projets. Nous allons par exemple reconduire la Nuit des images, et d’autres propositions de ce type seront développées, telles que des invitations à des festivals à investir le site, de petits endroits ou de plus grands. Nous nous adresserons aussi au public qui n’est pas attiré par le projet artistique ou culturel. J’ai toujours joué cette carte, à savoir offrir un lieu culturel où l’on vient tout autant boire un café ou une bière, participer à un pique-nique géant ou faire son marché. C’est une manière de désacraliser l’institution. Aujourd’hui, la problématique est là : dans un environnement qui est de l’ordre du temple de l’art, comment casser les barrières ?

P. B. Popularité et qualité sont souvent mises en contradiction, mais je le vois différemment. Il ne faut pas l’oublier : la qualité, c’est toujours une construction. En culture, on a souvent le problème que la qualité est comme prédéfinie. On ne sait pas vraiment où, ni par qui, mais elle est présentée comme telle. Sur les réseaux sociaux, qu’on l’apprécie ou non, les qualités sont définies différemment, par d’autres personnes. Ce qui m’interpelle, c’est comment passer de l’idée du populaire à l’idée d’une diversité vraiment acceptée – il s’agit en d’autres termes de réussir à reconnaître une qualité qui peut différer de celle qu’on aime. Si Plateforme 10 parvient à inviter les gens à co-définir ces différentes formes de qualité, ce sera très intéressant. On obtiendrait une autre diversité que celle des styles ou des disciplines à laquelle nous sommes habitués dans cette « bulle culturelle », qui n’est pas à renier mais qui reste une bulle. C’est un défi suffisamment passionnant pour qu’on s’y attèle, non ?

P. G. Oui, d’autant plus que le périmètre de ce qui est acceptable ou non est en évolution très rapide. Il y a vingt ans, inviter un musicien de black metal en résidence à La Becque, puis ici, aurait semblé impensable. Aujourd’hui par contre, on peut penser les propositions culturelles autrement qu’avec un regard purement académique.

P. B. Votre compréhension de la diversité m’intéresse. A Pro Helvetia, notre programme sur le thème de la diversité est souvent mal compris et réduit aux quatre langues ou aux différentes régions, comme très souvent en Suisse. Beaucoup d’autres formes peinent de ce fait à entrer dans le système culturel. Quelle diversité vous rendrait heureux ?

P. G. Comment créer de la diversité ? Personne n’a vraiment la réponse. S’adresser à certaines minorités, c’est risquer de créer des bulles avec des projets autocentrés. En France, on prend contact avec des acteurs sociaux dans des quartiers difficiles et on amène les gens au musée. Je trouve problématique cette recherche de publics un peu forcés et contraints. Le fait que les gens se sentent en droit d’accéder à ce musée serait une première bataille gagnée. On peut revendiquer le droit de ne pas aimer certaines propositions, mais il faut pouvoir se faire son propre avis.

P. B. Quand j’étais à Bâle, on a beaucoup discuté de ces questions, et la réponse des politiques était toujours la même : entrée libre. On a cité Londres comme exemple, la Tate, etc. Quelle est votre position là-dessus ?

P. G. Pour moi, la gratuité pour le public – car, pour l’institution, rien n’est jamais gratuit bien sûr – est un facteur déterminant. Alors même qu’il y a toujours l’idée sous-jacente que ce qu’on ne paye pas n’a pas de valeur, je pense qu’il faut dépasser ça.
Quand j’étais adolescent, jeune adulte, je suis beaucoup allé au Théâtre de Vidy parce qu’un ami y travaillait et que je pou- vais entrer gracieusement. Etudiant en histoire de l’art, j’ai par ailleurs pu visiter les musées gratuitement ou à très bon marché. Autre exemple au Lieu unique, en septembre 2020 : nous devions programmer à nouveau, après l’annulation des activités du printemps, mais le public commençait à souffrir économiquement. Il fallait donc lui donner cet accès librement et nous avons pu ainsi élargir notre public habituel. Les gens ont osé venir voir, sans que cela impacte leur budget.

Il y a une sorte de chaîne vertueuse entre popularité, diversité, gratuité et accessibilité.

Philippe Bischof

P. B. Nous parlions de qualité, maintenant de valeur, mais nous pourrions aussi inverser les deux. La valeur, c’est la popularité dans le bon sens du terme : avec du contenu, l’idée d’informer, de faire parler. Il y a une sorte de chaîne vertueuse entre popularité, diversité, gratuité et accessibilité, et ceci, dans l’idée de défendre des valeurs qui nous sont chères, je crois, à tous deux. Quand on parle d’institutions culturelles aujourd’hui, je crois qu’un des grands défis auxquels il faut s’attaquer, tout d’abord aux niveaux politique et médiatique, c’est de savoir de quelle qualité on parle vraiment.

P. G. C’est important en effet, parce que nous sommes encore trop souvent jugés sur le seul nombre de visiteurs. Michel Thévoz, qui était mon professeur à l’université et dirigeait alors la Collection de l’art brut, disait qu’il y avait la quantité de visites, mais aussi la qualité des visites. Quand je vois ici, au Musée des Beaux-Arts, des gens rester deux heures dans une salle et regarder chaque œuvre vingt minutes, comme ce fut le cas lors de l’exposition des aquarelles de Giacometti, je me dis que cela touche quelque chose de l’ordre du sensible. Dans ce canton, nous avons la chance que l’accès aux collections soit gratuit et les expositions permanentes en accès libre. Au MCBA, l’espace projet l’est aussi, toute comme une partie du site le sera. Et, avec la contrainte que l’espace possède des biens précieux et qu’il doit être surveillé, je pense que dans quelques années on pourra ouvrir de manière plus étendue, évitant ainsi que ce site ne vive que de 10h à 18h.

E. C. Cette rencontre a lieu au terme d’une année inédite où la vie des musées a parfois été remplacée par le numérique. Plateforme 10 est-elle un lieu privilégié pour trouver les hybridations les plus pertinentes entre présence et distance, au-delà de l’urgence sanitaire ?

P. G. L’expérience du rapport au numérique, et notamment aux réseaux sociaux, est assez compliquée pour les musées. Aujourd’hui, si je prends mon téléphone et que je tape « Matisse », toutes sortes d’images apparaissent. Dans un environnement muséal, par contre, la notion de partage est d’un autre ordre : c’est celui du sensible. Transposer cette expérience, et la répliquer sur le net, me semble complexe. Par contre, créer des propositions spécifiques avec des artistes sur le net et travailler avec la réalité virtuelle me paraît pertinent. Il s’agit alors d’expériences que les gens peuvent vivre dans leur salon et qui sont conçues pour ça. C’est donc possible, au même titre que la musique qui s’écoute en concert et chez soi, mais ce n’est pas la même proposition.
J’ai eu l’occasion de créer des événements que j’appelle « débats d’idées », où les gens défendent des questions esthétiques, géopolitiques, littéraires, etc. A partir du moment où l’on sait faire, où c’est bien filmé, ces formats s’exportent très bien et les gens sont au rendez-vous, aussi bien en présentiel qu’en ligne. Mais ces formats ne sont pas reproductibles pour toutes les propositions culturelles.

P. B. Je suis totalement d’accord. Si on utilise le numérique pour traduire une institution en ligne, il s’agit de trouver une forme d’originalité. Pour ce qui est des contenus artistiques, ce que vous venez de dire me semble tout à fait juste. Mais un musée, ce sont aussi les compétences et le savoir des équipes. Je regrette beaucoup que ces savoirs souvent uniques soient si rarement partagés. Le potentiel d’un chatroom du musée est à mon avis complètement sous-estimé. C’est très proche de l’institution, mais le but n’est pas de remplacer les visites des expositions. Je pense qu’il faut établir une distinction très claire, définir le lieu du numérique. Un chatroom ouvert ici à Lausanne permet de parler avec tous ceux qu’on veut dans le monde, tandis qu’il faut venir voir l’exposition.
Mais, pour vous, à quel point Plateforme 10 est-elle un lieu de débat ? Celui-ci surgit-il parfois, provoqué par une thématique ? Ou faut-il vraiment oser l’ouvrir, dans toutes les directions ?

P. G. Pour moi, sans vouloir instrumentaliser les œuvres, un quartier des arts et de la culture est un lieu de débat. Je citais encore récemment Robert Filliou : « L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » Je suis historien de formation et, pour moi, l’art est le produit d’un contexte sociopolitique, géographique. Tout ce qu’on montre raconte quelque chose de l’ordre du choix, de la manière de présenter, de la résonance que les œuvres ont entre elles et du contexte dans lequel nous sommes. La discussion, le débat, l’analyse sont des composantes très importantes de ce site.

L’art est le produit d’un contexte sociopolitique, géographique. Tout ce qu’on montre raconte quelque chose de l’ordre du choix, de la manière de présenter, de la résonance que les œuvres ont entre elles et du contexte dans lequel nous sommes.

Patrick Gyger

P. B. Pour revenir au numérique, il y avait au tout début du web l’idée d’un lieu démocratique, d’un espace de discours et de débat, et aujourd’hui la culture doit encore s’approprier cette dimension. Cette pandémie offre l’opportunité de tester, de voir que des formats sont ennuyeux et que d’autres interconnectent les gens, voire permettent de gagner en profondeur. Je pense que, ce qui serait très beau dans le domaine de la culture, ce serait de se demander, sans préjugés, quel degré de profondeur et d’ouverture on peut atteindre par les moyens numériques.

P. G. D’autant plus que l’expérience muséale ne doit pas être complètement réinventée. Elle doit être à la fois transformative, pour les gens qui passent ici, et se transformer elle-même. Les musées ont une histoire assez récente et il faut continuer à participer à leur évolution. Vous connaissez mieux que moi les pratiques culturelles en Suisse ; c’est un pays qui a des moyens et des niveaux d’éducation importants, et où il y a encore un public réceptif. En France, la pratique patrimoniale est en perte de vitesse. La pandémie n’accélère pas ce phénomène, elle révèle simplement ce que des études ont déjà montré : on voit une désaffection d’une partie du public pour le patrimoine. La crainte, c’est que, comme l’opéra, les musées finissent malheureusement par n’attirer plus que 2 à 5% de la population. Nous ne devons pas uniquement rechercher des projets de prestige. Nous pouvons être fiers de ces bâtiments, fiers des collections, mais c’est la manière dont nous allons les faire vivre qui importe vraiment.

E. C. Les musées sont avant tout perçus comme des lieux de conservation patrimoniale et de consommation culturelle. Quelle place doivent-ils donner aux imaginaires, aux savoirs, aux pratiques de celles et ceux qui sont appelé.e.s à les fréquenter ?

P. G. Les œuvres n’existent que parce que les gens les voient. Un arbre qui tombe dans la forêt, si personne ne l’entend, il ne fait pas de bruit.Venir au musée, c’est déjà une forme de participation. Alors qu’il y a vraiment une mode de la co-construction, du participatif, je suis encore d’une ancienne école qui est celle du vote par les pieds : vous rentrez, si ça ne vous plaît pas, vous pouvez sortir. Ce sont des professionnel.le.s – les artistes, les commissaires, les médiatrices et les médiateurs, les responsables de la communication – qui font les propositions. Ma crainte, peut-être infondée, c’est que les gens s’improvisent « sachants ». Si vous avez un ami passionné par les squelettes, vous n’allez pas aller le trouver comme médecin. Il faut reconnaître la spécificité des métiers de la culture et des musées.

P. B. Juste avant la fermeture des musées l’automne dernier, je suis passé avec ma mère au MCBA et j’ai vu une œuvre de la collection que j’ai adorée de suite. Je me suis approché : c’était un artiste neuchâtelois que je ne connaissais pas. Je dois admettre que j’ai été surpris parce que, formaté par une certaine idée de l’art, je pensais que c’était forcément un artiste de renommée internationale. Fouiller les collections, placer des œuvres méconnues à côté d’œuvres reconnues offre une forme de dialogue invitant à la découverte. On peut dire au public « venez, choisissez », mais ce ne serait pas la solution. Il faut par contre savoir créer des effets de surprise.

P. G. Il faut présenter des choses que les gens ne veulent pas voir. Parce qu’ils ne savent pas qu’elles existent, comme vous avec votre artiste neuchâtelois. Il existe d’autres lieux pour voir ce qu’on connaît déjà, sans sortir de son cadre de réflexion ; il peut s’agir de formats types qui sont du domaine du confort, comme le roman de gare ou certains films de super-héros. Sans vouloir créer de l’inconfort, ici, la découverte est importante. L’Elysée, qui produit depuis des années de très belles affiches avec Werner Jeker, a par exemple demandé aux personnes détentrices de ces affiches de les photographier en situation, dans leur salon, leur cuisine… Leurs photos ont ensuite été commentées par ce grand graphiste. Cette idée a créé de la participation, une forme d’appropriation aussi, mais, dans ce cas, le public n’était pas invité à donner ses lignes directives au projet culturel.

P. B. Oui, un des dangers, c’est de vouloir créer des produits « parfaits ». J’ose parler de produits, même si je respecte totalement l’art. Il ne faut par contre jamais oublier les artistes vivants et leurs processus créatifs. Il faut montrer qu’on crée ici et
maintenant, être en connexion avec la recherche locale autant qu’internationale.

Il ne faut par contre jamais oublier les artistes vivants et leurs processus créatifs. Il faut montrer qu’on crée ici et maintenant, être en connexion avec la recherche locale autant qu’internationale.

Philippe Bischof

P. G. Je suis à 100% derrière vous. La crise économique que nous traversons touche particulièrement les arts visuels, qu’il s’agit d’accompagner. Heureusement, les trois musées travaillent en résonance avec les artistes actuels.
Vous avez aussi évoqué la recherche dans votre texte « Transformer au lieu d’être transformé »1. Aujourd’hui, les musées peuvent y contribuer grâce aux historiennes et historiens de l’art, aux conservatrices et conservateurs, qui ont une vision panoptique et rétrospective de leurs domaines. Aujourd’hui, la recherche en art se fait en amont de la production dans les ateliers. Son produit n’est pas forcément l’œuvre en elle-même, mais il est matière à réflexion. Je trouve important que les musées participent et s’intéressent à ces processus.

P. B. Et tout ceci est lié à la question de la diffusion du savoir. La recherche mène toujours à de nouvelles méthodes, à de nouveaux formats. Nous aimons les résidences, mais on n’utilise malheureusement pas assez les savoirs développés dans ce cadre pour les relayer plus loin.

P. G. Il faut en effet pouvoir publier d’une façon ou d’une autre après une résidence. Ce partage d’expérience est essentiel, avec les pairs ou avec le public, car au final c’est cela qui fait avancer le domaine.

Notes de bas de page

1.

« Transformer au lieu d’être transformé : opportunités pour le secteur culturel », article de Philippe Bischof, paru dans Schweiz am Wochenende le 23 janvier 2021.

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Eclairage

Regards2021 Eclairage Daniel Scheidegger (c) SAMW : ASSM

Eclairage du Prof. Daniel Scheidegger, ancien président de l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM)

Propos recueillis par Michael Balavoine, rédacteur en chef de Planète Santé 

Il respire le calme et la sérénité. Mais, sous ses airs tranquilles, Daniel Scheidegger bouillonne. L’ancien président de l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) s’est lancé un ultime défi : réformer le système de santé. Ni plus ni moins. Dans une feuille de route publiée en 2019 par la vénérable institution, il n’y va pas par quatre chemins. «Si nous continuons ainsi, annonce-t-il, nous allons droit dans le mur.» Trop cher et trop fragmenté, le système de santé a perdu, selon lui, le sens des limites et de l’humain. Comment repenser ses contours? Faut-il le fonder sur une nouvelle conception de la santé? Ce sont aussi des questions que pose l’initiative « Santé intégrative & société », que la Fondation Leenaards vient de lancer. Une des pistes pourrait se trouver dans la place accordée aux patient.e.s et aux citoyen.ne.s. Interview de celui qui, dans une première vie, a également dirigé le Département d’anesthésie de l’Hôpital de Bâle.

Michael Balavoine
Vous êtes très critique vis-à-vis du système de santé suisse. Quel est le problème de son organisation actuelle ?

Daniel Scheidegger Il est victime de son succès. En réalité, il lui est impossible de gérer la contradiction profonde dans notre manière collective d’envisager la santé. Nos exigences dans le domaine sont illimitées, alors que les ressources financières et humaines dont nous disposons sont, elles, limitées. C’est vrai pour les médecins, mais aussi pour les patients. On l’a vu dans les règles de triage des soins intensifs que nous avons élaborées avec l’ASSM durant la pandémie. Nous avons reçu des commentaires d’oncologues qui refusaient d’arrêter le traitement, même si le patient était visiblement dans un état qui ne lui permettait pas de le poursuivre. D’un autre côté, si quelque chose se passe mal dans un traitement, le malade et les proches se demandent, eux, ce qui a été fait de faux… Médecins et patients exigent l’impossible. La simple idée qu’il puisse ne pas exister de solutions techniques ou scientifiques à un problème de santé est devenue inacceptable. Or, jusqu’à preuve du contraire, une chose est certaine dans la condition humaine : nous allons toutes et tous mourir.

 

M. B. A-t-on multiplié les gestes inutiles dans cette lutte contre la mort ?

D. S. Oui. Mon histoire personnelle n’en est qu’une parmi beaucoup d’autres, mais j’ai beaucoup souffert de ce phénomène, à la fin de ma carrière. J’ai choisi de devenir anesthésiste et intensiviste justement parce qu’il était possible de faire quelque chose pour le patient. Dans les dernières années de ma pratique, j’ai constaté que beaucoup d’interventions étaient inutiles. C’est dans la logique même du système : on assiste à des congrès internationaux et l’on y trouve toujours une procédure qui n’a jamais été faite en Suisse. Etre le premier à la réaliser, voilà le but. Une fois pour le prestige de l’hôpital, une autre pour celui du médecin. Parfois pour l’argent. Le problème, c’est qu’on en vient à pratiquer des actes qui n’ont plus de sens. Remplacer une valve chez une personne qui a 100 ans sans se demander à quoi cela va mener en termes de qualité de vie, par exemple. Ou accumuler les traitements coûteux en fin de vie. Il y a vingt ans, il m’est arrivé de voir un chirurgien cardiaque laisser un patient mourir sur la table en disant : « Je ne peux plus rien faire. » Aujourd’hui, ce n’est plus possible : on va maintenir le patient en vie avec de l’oxygénation externe aux soins intensifs. Il mourra quatre ou cinq jours plus tard après avoir reçu beaucoup de médicaments. Quel est le but de tout cela ? Le système suit sa propre logique. Il est lancé à pleine vitesse. J’ai l’impression qu’on a oublié de parler avec le patient, d’écouter ses souhaits et ce qui fait sens pour lui. Pour éviter un acharnement inutile, il est cependant essentiel de vraiment l’écouter.

J’ai l’impression qu’on a oublié de parler avec le patient, d’écouter ses souhaits et ce qui fait sens pour lui.

M. B. La mort, c’est le tabou de nos sociétés contemporaines ?

D. S. Dans la génération de nos grands-parents, les personnes ne se sont jamais vues nues. Par contre, elles assistaient à la mort de leurs proches. Le corps du défunt restait dans la chambre deux ou trois jours. Certains médecins aujourd’hui n’ont jamais vu quelqu’un mourir. Je ne parle pas d’une personne déjà morte, car c’est très différent. Les trente dernières minutes, par contre, ça, c’est une expérience. Ce n’est pas facile. Pour les proches, expliquer ce qui se passe à ce moment et être là pour eux est important. Il y a des phases du processus qu’il faut rendre compréhensibles, en décrivant ce qui arrive. En voyant quelqu’un qui tremble et qui s’agite dans ses derniers moments, on peut penser qu’il lutte contre la mort. Mais ce n’est pas vrai : il se passe la même chose lorsqu’on se réveille d’une anesthésie générale. Il faut donc accompagner cette dernière phase, qui est un processus continu. On ne meurt pas comme à l’opéra ou dans les films, en chantant paisiblement pendant que les yeux se referment.

M. B. Est-ce que cette dernière phase est importante ?

D. S. Personne ne le sait. Ce qui compte par contre, surtout pour la parenté, c’est d’éviter les souffrances. Manquer d’air peut par exemple être particulièrement pénible. Le patient a donc droit à un accompagnement adapté, ce qui présuppose de discuter préalablement avec lui. Ce n’est pas cette démarche d’écoute qui augmente les coûts !

M. B. Un des devoirs de la médecine n’est-il pas de tenter tout de même le maximum pour chaque patient.e ?

D. S. Essayer, bien sûr, je n’ai rien contre. On m’a beaucoup reproché, à la fin de ma carrière, de ne pas laisser certains jeunes confrères pratiquer des gestes que je jugeais inutiles. Peut-être y a-t-il une question d’âge et de parcours professionnel. La médecine a beaucoup progressé, il faut le reconnaître, et nous arrivons à soigner des gens pour lesquels il n’y avait aucun espoir de traitement à mon époque. Il peut être adéquat de mettre une valve cardiaque à un patient de 90 ans. En oncologie aussi, les traitements se sont transformés. Il est important de suivre le mouvement. En gardant toutefois une chose à l’esprit : ce qui coûte cher en médecine, c’est de ne pas savoir dire stop. Pour les chirurgiens, ne plus rien faire est vécu comme un échec. Il faut pourtant savoir s’arrêter, sinon on enlève un organe après l’autre sans se soucier de ce qu’il adviendra de la vie du patient après. Je compare ces réactions en chaîne sans fin au parcours d’un train : il y a plusieurs gares auxquelles on peut s’arrêter avant un terminus parfois trop abrupt. Il faut savoir stopper un traitement en discutant avec le malade, en lui donnant les moyens de comprendre. Autrement, ce n’est plus de l’art médical. On alimente une machine qui produit des actes et des coûts sans considération pour l’humain.

Réapprendre l’art de mourir est essentiel. La médecine peut faire de plus en plus, mais elle ne peut pas tout.

M. B. Un autre problème de l’actuel système de santé est sa fragmentation.

D. S. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais il a beaucoup augmenté. Quand je suis devenu patron du service d’anesthésie à Bâle, il y avait un seul patron de chirurgie. Nous discutions de tout ensemble : des problèmes de salles, de la planification, des patients complexes. Au moment de prendre ma retraite, il y avait 16 médecins-chefs de sous-spécialités de chirurgie ! Autant dire que cet ensemble était devenu ingérable. Quand il s’agissait de repousser une opération par manque de personnel ou de salles, si j’allais les voir individuellement, chacun comprenait bien le problème. Une chose était certaine malgré tout : toutes et tous voulaient opérer le lendemain.
Je me souviens d’un cas de tumeur qui avait été détectée sur une radiographie du thorax. Le chirurgien nous avait dit que bien entendu il peut opérer, mais la décision avait été prise sans rencontrer le patient : il n’avait vu que la radio. A l’opération, il a constaté qu’il y avait bien une tumeur. Mais s’il avait pris le temps de voir l’état général du patient, il aurait alors compris que c’était le cadet de ses soucis. C’est l’exemple type d’une communication de base qui manque dans ces processus. Il y a une forme d’industrialisation dans la médecine, qui est issue de la fragmentation extrême des tâches. On oublie le contexte et le patient. Ce qui manque aujourd’hui, c’est le médecin qui voit encore le malade « en entier », qui connaît son histoire et qui sait réellement ce qu’il veut.

M. B. Comment, selon vous, faire évoluer ce système ?

D. S. Il n’y a que la société, la population, qui puisse arrêter cette machine lancée à pleine vitesse. Réapprendre l’art de mourir est essentiel. La médecine peut faire de plus en plus, mais elle ne peut pas tout. Il s’agit d’intégrer ce constat. La règle d’accès au vaccin contre le Covid-19 en est un bon exemple. L’âge est le seul critère. Pour une fois, je suis trop jeune pour être sélectionné en premier. Par contre, lorsque l’âge a été choisi comme critère de triage dans les recommandations de l’Académie suisse des sciences médicales pour les soins intensifs, il y a eu une levée de boucliers : ce critère était devenu inacceptable. Mais a-t-on vraiment demandé son avis à la population ? Non. La médecine est aussi un commerce : beaucoup de monde en profite et gagne de l’argent. Ceux qui paient, les citoyens, sont au final rarement impliqués dans les décisions. Finalement, il y a quelques votations très techniques sur le système de santé, mais sur les grandes orientations philosophiques, sur les choix de vie, la population n’est que très peu consultée. Si bien que ces sujets deviennent de plus en plus tendus.

La situation ressemble beaucoup aux problématiques climatiques. Il s’agit de changer d’orientation et de vitesse.

M. B. Il y a tout de même eu beaucoup de solidarité pendant cette pandémie. Est-ce une forme d’espoir ?

D. S. La solidarité ne peut pas tout. Il y a des limites. Est-ce que nous voulons un système à l’américaine, avec énormément d’inégalités ? Je ne le crois pas. Pour conserver notre système, il faut agir collectivement et relativement vite. La situation ressemble, à mon avis, beaucoup aux problématiques climatiques. Il s’agit de changer d’orientation et de vitesse.

M. B. Ce questionnement sur l’orientation du système et les préférences des citoyens et citoyennes se retrouve au sein de l’initiative « Santé intégrative & société » de la Fondation Leenaards. Cela vous semble-t-il important ?

D. S. Oui. Il y a cette grande enquête citoyenne, déjà, que je trouve essentielle (voir Initiative « Santé intégrative & société »). L’idée de la Fondation de mettre en place un processus citoyen dans le domaine de la santé me paraît centrale. Construire les questions avec le grand public, interroger largement la population et organiser des laboratoires citoyens : cette approche me séduit beaucoup. D’une part parce qu’elle se distancie des lobbys classiques, mais aussi, d’autre part, parce qu’elle s’appuie sur le grand public avant de s’intéresser au monde politique. Souvent élus pour quatre ans, les politiciens ne peuvent pas influencer le système. D’autant moins qu’il s’agit d’enjeux électoraux explosifs.

Ce que montre la santé intégrative en tout cas, c’est que les citoyens sont déjà un pas plus loin que ce que propose le système.

M. B. La santé intégrative permet aussi de remettre les trajectoires individuelles et humaines au cœur des préoccupations. Intégrer les préférences des patient.e.s, c’est ce qui manque au système ?

D. S. Ce que montre la santé intégrative en tout cas, c’est que les citoyens sont déjà un pas plus loin que ce que propose le système. Au moins la moitié de la population a en effet recours à autre chose que ce qui est remboursé et jugé « utile » par le système. La grande majorité du corps médical conventionnel n’est cependant souvent pas au courant de ces pratiques ou n’y croit peut-être pas, alors même qu’un médecin tenterait sans doute la même approche en cas de maladie. Globalement, cela démontre que le modèle hospitalo-centré sur lequel repose la médecine d’aujourd’hui n’est pas ce qui est le plus important aux yeux des gens.
Lorsque l’on doit aller à l’hôpital public, par exemple, on y subit un check-up général. Les médicaments administrés jusqu’ici par le médecin traitant sont alors souvent changés, qui plus est par d’autres médicaments souvent déjà testés précédemment par ce dernier. Et ce, simplement parce que « c’est l’hôpital ». Il y a une forme d’arrogance dans cette organisation et dans cette manière d’agir que bon nombre de patients ne supportent plus. Le professeur d’un hôpital sait tout. (Sourire.) Peut-être bien, mais ce n’est pas ce qui compte pour le patient, qui a d’autres pratiques et d’autres croyances. La médecine intégrative, en s’intéressant au parcours et au vécu du patient, prend ces dimensions en considération.

M. B. Pensez-vous que, malgré les difficultés et les inerties du système, les choses peuvent bouger ?

D. S. Je suis assez confiant. Tôt ou tard, nous allons remarquer qu’il faut agir. Comme avec le réchauffement climatique. Lorsqu’il y a une prise de conscience, tout à coup, ça se met en route et on ne peut plus arrêter le mouvement. Ce qui s’est passé avec le tabac, par exemple, est tout à fait ahurissant. Quand on a commencé à parler d’arrêter de fumer dans les restaurants, tout le monde disait : exclu ! Quelques années après, plus de fumée dans les lieux publics. Quand je pense que j’ai connu les cigarettes dans l’avion ! (Sourire.) Juste après le décollage, tout le monde fumait. Donc, oui, les choses peuvent changer. Peu importe où on commence. C’est ce qui est intéressant avec les questions que soulève la médecine intégrative. L’essentiel est de débuter ; après, c’est l’effet boule de neige qui poursuit le mouvement.

M. B. A la fin, n’est-ce pas une forme radicalement nouvelle de cet « être en santé » qu’il faut imaginer ?

D. S. La vision d’une médecine toute-puissante doit, en tout cas, être fortement nuancée. Promettre à tout le monde la santé est une utopie. Face à la maladie, les moyens qui nous permettent de nous rétablir et de guérir sont multiples et individuels. C’est ce que nous enseigne la médecine intégrative. Ils doivent être proposés, mais avec des limites. La valeur cardinale, à mon avis, c’est la qualité de vie. On utilise sans cesse, dans le monde médical, le terme « multimorbide ». Qu’est-ce que cela veut dire du point de vue du patient ? Si je fais un scanner, je suis sûr que l’on va me trouver des anomalies. Or, je vais bien ! Ce qui compte, ce n’est pas combien de maladies on est capable d’identifier chez moi, mais comment je me sens dans mon environnement. Il faut éviter la mort précoce et donner les moyens à tout le monde de vivre une vie pleine et qui ait du sens. Sans promettre une forme de santé universelle, qui est de toute façon inatteignable.

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Interview

Regards2021 Interview Anne Catherine Menétrey (c) Olivier Vogelsang

Interview avec Anne-Catherine Menétrey-Savary, écrivaine, ancienne conseillère nationale.

Propos recueillis par Blaise Willa, rédacteur en chef du magazine Générations

Ancienne politicienne, écrivaine, Anne-Catherine Menétrey-Savary participait au Rendez-vous Leenaards âge et société 2020, dans le cadre d’une table ronde sur le thème « Covid-19 : de l’altruisme envers les seniors au “dégagisme antivieux”». Ses paroles, qui dénonçaient notamment l’âgisme dont beaucoup de seniors ont été victimes au plus fort de la pandémie, ont résonné très fort pour de nombreuses auditrices et de nombreux auditeurs. Anne-Catherine Menétrey-Savary a accepté de revenir sur cette annus horribilis, tout en délivrant un message d’optimisme pour l’avenir : oui, la pandémie est l’occasion de repenser le monde, et il est urgent d’agir. Réchauffement de la planète, inégalités sociales, liens intergénérationnels malmenés, c’est maintenant qu’il faut écouter ce qu’a à nous dire cette crise sans précédent.

Blaise Willa
Comment avez-vous vécu cette annus horribilis 2020 ?

Anne-Catherine Menétrey-Savary Le 1er janvier dernier, je me souviens que nous nous sommes souhaité une année meilleure, puis une année moins pire, et voilà qu’elle s’annonce peut-être comme la pire ! Sérieusement, et pour vous répondre, l’année dernière a été extrêmement difficile et a eu des répercussions parfois dramatiques sur tout un chacun, qu’il soit âgé ou non. Je crois que la durée de cette crise et son caractère erratique, si peu linéaire, ont encore accentué le choc et renforcé le sentiment d’incertitude et d’insécurité avec lequel nous vivons. Bref, je pourrais aussi dire, en résumant mon propos de manière plus crue, que nous avons perdu deux ans de vie, alors que nos perspectives ne sont pas très longues à nos âges.

B. W. De nombreuses personnes âgées, on s’en souvient, ont vécu ce premier confinement comme une mise à l’écart brutale, presque discriminatoire…

A-C. M-S. Le choc a été très fort : nous avons été tout à coup précipités dans une catégorie sociale, « les vieux », qui nous faisait changer d’identité. Les 65+ étaient désignés comme des personnes à risque, à un moment où l’on ne le vivait pas comme ça. En outre, nous étions catalogués dans une classe devenue homogène, en dépit de nos âges et statuts différents. Du jour au lendemain, je n’appartenais donc plus à la société… « Restez chez vous, ne bougez pas ! » disait-on. Cette injonction a été d’autant plus violente qu’à ce moment-là, il n’y avait rien pour nous protéger. C’était d’une impréparation totale, impossible de mettre la main sur un masque ou sur du gel hydroalcoolique… Au printemps encore, on ciblait l’ensemble de la population avec ce nouveau message : « Sauvez des vies, restez chez vous. » Mais sauver la vie de qui ? Des personnes en EMS ? « Elles y sont pour mourir », ai-je même entendu. « Cela vaut-il la peine de se priver de tout pour des gens qui n’ont que trois ans à vivre au maximum ?» De telles interpellations publiées dans la presse sous forme de lettres de lecteurs m’ont beaucoup heurtées. Et c’est encore plus fort depuis la deuxième vague.

La question de l’autonomie est capitale pour les personnes âgées : tant qu’elles sont autonomes, elles ont l’impression de vivre et de faire partie de la société.

B. W. Vous avez parlé d’infantilisation…

A-C. M-S. Cette injonction sécuritaire, doublée d’une apparence de bienveillance et de doucereuse sollicitude, c’était si particulier ! Les scouts sont venus m’apporter des courses et, c’est vrai, j’ai eu là une forte impression d’infantilisation. Vous savez, la question de l’autonomie est capitale pour les personnes âgées : tant qu’elles sont autonomes, elles ont l’impression de vivre et de faire partie de la société, avant l’étape ultime de l’EMS. A l’heure où l’on célèbre les 50 ans du droit de vote féminin, ce sentiment d’infantilisation a été d’autant plus dur à accepter.

B. W. Que voulez-vous dire ?

A-C. M-S. A 83 ans, j’ai dû vivre, je le vois, avec toutes les limitations de mon époque : pas de compte bancaire pour le versement de mon salaire, sinon celui de mon mari, impossibilité de prendre un emploi sans son accord, et une enveloppe remise par mon époux avec l’argent du ménage, alors que je gagnais ma vie… L’autonomie a été une conquête pour moi et toutes ces femmes qui vivent aujourd’hui seules et se débrouillent au quotidien. En outre, nombre d’entre elles ont dû se mettre aux nouveaux outils numériques pendant la pandémie, qu’elles maîtrisent avec succès d’ailleurs. Remettre ces gains d’autonomie en question a été d’une violence inouïe. Je dirais que c’est de notre dignité humaine qu’il s’est agi. Nous n’avions plus de considération.

B. W. Heureusement, le discours a sensiblement changé lors de la deuxième vague…

A-C. M-S. Il y a eu une prise de conscience des autorités, qui ont réajusté le discours officiel en parlant de « personnes à risque » et non plus de générations. Mais nous devrions aussi analyser la communication sociale et médiatique durant cette première période : pourquoi les TV nous ont-elles ainsi abreuvés des images des hôpitaux italiens et des corbillards alignés devant l’entrée ? C’était anxiogène. Nous étions persuadés que nous ne pourrions même plus aller voir notre médecin, ni aller à l’hôpital. Ces jours-là, j’ai ressenti de la peur, de la solitude, de l’abandon. Nous étions laissés à nous-mêmes. A plusieurs reprises, je me suis dit que je ne reverrais pas les gens que j’aime. Aujourd’hui, du reste, nous sommes nombreux à nous dire que l’on va terminer notre vie avec le Covid. Avec lui et pas forcément à cause de lui.

La mise en accusation de la classe des aînés existait déjà avant dans le débat social, avec la question des retraites ou des coûts de la santé, dont le fardeau repose sur les plus jeunes. Mais cette accusation liée à la destruction de la planète a encore alourdi notre charge.

B. W. Une fois passé le printemps, avez-vous eu le sentiment que la pression s’allégeait ?

A-C. M-S. Non, la lutte des classes entre jeunes et vieux s’est à mon sens encore aggravée. Dans les journaux, je lisais d’autres attaques terribles : « C’est vous, les personnes âgées, qui avez saboté la planète! Vous l’avez fichue en l’air et, maintenant, c’est nous qui devons payer pour vous protéger ! C’est injuste ! » Pour tout vous dire, j’y avais pensé avant que je ne le lise dans le journal : oui, je fais partie de cette génération des Trente Glorieuses qui a vécu dans la paix, dans la sécurité, dans une forme de prospérité, et qui a exploité cette planète à fond en détruisant sa biodiversité. Nous sommes donc aussi, il est vrai, co-responsables de l’émergence des pandémies, puisque nous avons détruit l’habitat des animaux… Mais en lisant de telles accusations, j’ai eu un sentiment de forte culpabilité, qui s’ajoutait à la douleur d’être discriminée. Cela dit, je suis profondément attristée de ce que l’on fait subir aux jeunes…

B. W. Y voyez-vous un risque de scission entre les générations ?

A-C. M-S. La mise en accusation de la classe des aînés existait déjà avant dans le débat social, avec la question des retraites ou des coûts de la santé, dont le fardeau repose sur les plus jeunes. Mais cette accusation liée à la destruction de la planète a encore alourdi notre charge. Nous avons été désignés comme coupables. Mais j’aimerais pointer aussi certaines incohérences ! Certes, les vieux coûtent, ils encombrent les transports publics, provoquent des bouchons sur la route, bref, représentent une charge sociale. Mais ils sont aussi un marché ! Les biotechs ou la santé sont tournées vers l’anti-âge, qui est en effet devenu un marché extraordinaire, la silver economy ! Quand je vois le succès de la chirurgie esthétique, je ne peux m’empêcher de penser que certaines représentations sociales récurrentes alimentent ce marché…

B. W. Lesquelles ?

A-C. M-S. (Sourire.) Les vieux qui affichent en public leur déchéance sont devenus indécents, au point même de manquer de sens civique… En fait, ces visions sont surtout un miroir de ce que chacun deviendra à terme, mais que tous refusent d’appréhender… Oui, on veut vivre aujourd’hui dans une société sans âge, et le marché nous le répète à l’envi ! La crise du Covid, c’est certain, a encore accentué ces déviances.

B. W. Pourquoi avons-nous tant de peine avec l’âge ?

A-C. M-S. On vit dans une société de rentabilité et de rapidité. Il suffit de regarder l’impatience que témoigne un voyageur sur le quai devant une personne âgée pour comprendre : nous encombrons le monde. Moi-même, j’ai dû lutter pour acheter le smartphone que je voulais, alors que le vendeur tentait de me convaincre d’en acquérir un plus simple. Dans certaines réunions politiques des Verts, on s’est même étonné que je sorte encore le soir… Il y a une dissonance très forte entre ce que je vis et le regard des autres, qui nous voient tous, peu ou prou, comme des pensionnaires d’EMS.

Les acquis et les compétences des personnes âgées devraient être mis en valeur et mieux pris en compte en vue d’assurer une société plus inclusive, de sorte que l’on reconnaisse leur apport et leur utilité et, par là même, leur individualité.

B. W. Comment, en pleine crise, réconcilier ces deux visions ?

A-C. M-S. Les acquis et les compétences des personnes âgées devraient être mis en valeur et mieux pris en compte en vue d’assurer une société plus inclusive, de sorte que l’on reconnaisse leur apport et leur utilité et, par là même, leur individualité. A ce titre, j’ai encore une petite colère contre Exit et le suicide assisté. Non pas parce que je suis contre ; j’ai travaillé longtemps avec son ancien président, Jérôme Sobel. Durant nos discussions, nous nous étions entendus pour dire que le Code pénal suffisait pour gérer Exit et qu’il n’y avait nul besoin d’une loi spécifique. Aussi, le jour où ils ont lancé leur initiative pour entrer dans les EMS, j’ai quitté le groupe. C’était une grande maladresse, pour ne pas dire plus… Au travers de ce texte, on disait en fait que les pensionnaires d’EMS étaient devenus des « fatigués de la vie » et qu’il était temps de passer à « l’autodélivrance », comme si la vie était une prison ! Or, c’est exactement le message contraire qu’il faut faire passer : il y a chez les personnes âgées un goût de vivre qu’il faut encourager à tout prix ! Elles sont toutes riches de connaissances et d’expériences, elles ont développé des savoir-faire, elles possèdent une créativité et une inventivité énorme, développées notamment pendant le confinement. Quand j’entends que les répondants de La Main Tendue ont pour la plupart plus de 80 ans, je crois que c’est une réponse formidable faite à nos détracteurs. Les retraités apportent à la société de l’énergie et de l’engagement, ils sont utiles à tous !

La vieillesse est disqualifiée. Le message que nous envoie la société signifie que, si l’on ne travaille plus pour gagner sa vie, on devient inutile. C’est exactement le contraire d’une vision inclusive !

B. W. Comment agir, dès lors ?

A-C. M-S. Je le répète : il faut recréer une société plus inclusive, qui prenne en charge tous les défis que nous avons aujourd’hui et que nous devons mener ensemble, toutes générations confondues. Regardez donc tous ces retraités qui militent pour le climat ! Autant de personnes âgées qui s’engagent et qui peuvent aussi faire bouger les lignes. L’exemple est frappant : quand nous avons voté pour le revenu de base inconditionnel, certains l’ont attaqué en disant que c’était une invitation à ne rien faire et à se vautrer dans la dépendance. Or, l’AVS, qu’est-ce d’autre qu’un revenu de base inconditionnel ? Dans la réalité, les retraités sont extrêmement actifs et n’ont jamais une minute à eux… La vieillesse est aujourd’hui disqualifiée, de même que sa force de vie. Le message sous-jacent que nous envoie la société signifie que, si l’on ne travaille plus pour gagner sa vie, on ne fait rien et on devient inutile. C’est exactement le contraire d’une vision inclusive !

B. W. C’est aussi la vision contre laquelle vous vous êtes battue toute votre vie !

A-C. M-S. Oui, et je suis persuadée que rien n’est perdu ! Je fais partie des incurables optimistes qui pense que, de la crise actuelle et de la tempête qui secoue les générations, quelque chose va rester.

B.W. Quoi donc ?

A-C. M-S. Le désir de changement ! On dit souvent que la politique ne se fait pas avec des sentiments ni des désirs, encore moins avec des émotions. Je pense au contraire que c’est au travers des émotions, comme l’indignation, que naît l’engagement ! Ce désir, il doit être encore assez intime aujourd’hui chez beaucoup. Il ne pourra se manifester qu’à moyen ou long terme.

B. W. Et quels seront les changements ?

A-C. M-S. Il restera peut-être de cette crise qui dure l’idée que le ralentissement est une bonne chose. Moins de voitures, moins d’avions, plus de temps pour les enfants, plus de gestes de solidarité, de présence… Je pense aux oiseaux que l’on a réentendus, aux paysans à qui l’on a acheté des légumes, à la grand-mère qui aimerait rester avec les siens, et qui s’occupera peut-être des petits-enfants… Je suis certaine que ces élans sont en germe, tant il est vrai que repartir comme avant dans la folie de ce temps sans qualité paraît insensé. Le temps, à force d’être rapide et efficace, meurt de lui-même, vide de sens. Oui, voilà l’espoir que je porte.

Il restera peut-être de cette crise l’idée que le ralentissement est une bonne chose.(…) Le temps, à force d’être rapide et efficace, meurt de lui-même, vide de sens.

B. W. C’est le même idéalisme que celui qui vous a portée dans tous vos engagements ?

A-C. M-S. C’est aujourd’hui ce que je veux croire. Bien sûr, il y aura tous ceux qui militent pour que cela reparte comme avant, pressés que l’on reprenne toutes nos habitudes. Mais un prochain crash suivra… Les crises vont se multiplier et ce sera l’addition des menaces qui finira par faire réfléchir les gens. Cette crise du Covid est le dernier avertissement de la planète.

B. W. Vous avez aussi écrit que « le Covid est d’abord une maladie propagée par les riches qui parcourent le monde et qui affecte particulièrement les pauvres »1

A-C. M-S. Exactement. Cette crise met aussi en avant l’enjeu de lutte des classes, liée aujourd’hui aux problématiques de migration. C’est l’un des sujets les plus douloureux à aborder. Je pense notamment à ces femmes migrantes qui font des ménages et qui n’ont plus été payées pendant le Covid. Voilà pourquoi je pense que la crise actuelle est une chance, car elle va faire réfléchir ! Dominique Bourg dit que les gens n’arrivent à croire que ce qu’ils savent. Or, tout le monde sait aujourd’hui qu’on ne peut pas continuer ainsi. Reste maintenant à les persuader d’agir sur les causes. J’ai reçu dernièrement des militantes Vertes: j’ai rarement vu des jeunes aussi engagées, positives, désireuses de changement. Elles sont reparties avec mon livre Mourir debout. Cela m’a fait plaisir, ce bouquin était exactement fait pour les jeunes qui s’engagent. C’était très encourageant. Cette génération est celle qui nous redonne aussi espoir à tous.

Notes de bas de page

1.

A lire dans Tumulte postcorona. Les crises, en sortir et bifurquer.

Ouvrage collectif co-dirigé par Anne-Catherine Menétrey-Savary, Raphaël Mahaime et Luc Recordon, paru en 2020 aux Editions d’en bas.

Plus d’infos : http://bit.ly/TumultePostCorona

Film « Paroles de seniors sur le confinement »

Basé sur les témoignages de quatre aîné.e.s vivant en Suisse romande, le court métrage intitulé Paroles de seniors sur le confinement met en lumière à la fois les difficultés rencontrées et les stratégies mises en place pour traverser la crise liée au Covid-19, tout comme les expériences positives qu’ils et elles ont pu en retirer.

Ce film des réalisateurs Kaveh Bakhtiari et David Maye, du collectif Terrain Vague, produit sous l’impulsion de la Fondation Leenaards, a été diffusé lors du Rendez-vous Leenaards âge & société 2020, avec pour thème « L’impact des mesures Covid-19 pour les seniors : protéger au risque de stigmatiser ? ».

 

 

Ce Rendez-vous Leenaards a réuni des expert.e.s et témoins d’horizons différents, dont l’écrivaine et ancienne politicienne Anne-Catherine Menétrey-Savary. Retrouvez en vidéo l’intégralité de la table ronde – sur le thème « Covid-19 : de l’altruisme envers les seniors au “dégagisme antivieux”» – à laquelle elle a pris part.

 

Regards2021 Carte Blanche (c) Revue Rabotnitsa nr de 1968:2

Carte Blanche

 

à l’écrivaine Marina Skalova,
boursière culturelle Leenaards 2020.

Marina Skalova © Sophie Kandaouroff

Découvrez un extrait du roman Nina, en cours d’écriture, de l’autrice Marina Skalova, boursière culturelle Leenaards 2020. Dans cette fresque consacrée à l’histoire des femmes au temps de l’Union soviétique, elle révèle notamment l’expérience du corps féminin aux prises avec la violence politique et historique. Cette écrivaine, qui cherche à «creuser dans la matière des mots», met à profit son travail littéraire – à la fois poétique, dramaturgique et romanesque – pour interroger des histoires et conditions singulières, à l’image de celles des femmes, d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui.

NINA
(extrait)

Alek ne sut rien des pérégrinations de sa femme. S’il avait su, il aurait sans doute voulu interdire. Mais Nina n’était pas femme à se laisser interdire quoi que ce soit. Ce tourbillon de vie, une fille intelligente, rayonnante, courtisée de tous côtés, avait accepté de l’épouser. Il se savait chanceux. Les prétendants se talonnaient jusque dans les escaliers de l’ancien immeuble familial, entre les odeurs d’humidité, de rouille et de boulettes de viande brûlées, dans le courant d’air permanent qui soufflait à travers des lucarnes décaties. Ils faisaient la queue, patientaient pour dégoter une entrevue. Nina se vantait de ne jamais les laisser entrer. Elle n’aurait pas cédé à un racolage aussi vulgaire. Pour la conquérir, il fallait l’attendrir. Bien sûr, elle avait eu des amants, plus qu’elle n’était prête à l’avouer, Alek s’en doutait bien. Mais il fut le seul – lui, Aleksander Alexeyevitch, fils d’ennemi du peuple, dont le stigmate était pourtant inscrit jusque dans le passeport – dont elle eut accepté la demande en mariage. Ils s’étaient rencontrés l’été, en Lituanie, à la maison de repos où ils passaient tous deux leurs vacances. Feux de camp, baignades nocturnes, balades forestières, murmures sur les bancs longeant la promenade maritime: ils riaient comme des enfants et sentaient croître, jour pour jour, une tendresse irrépressible l’un pour l’autre. Leur noce avait été célébrée seulement quelques semaines après leur retour à Moscou, au début du mois de septembre 1954.

Cette semaine, entre ses allées et venues dans les magasins gastronomiques, Nina fit un crochet par la clinique pour femmes n°147. Ici aussi, il fallut attendre, debout puis coincée sur une minuscule chaise en acier. Dans le cabinet médical au papier peint rose saumon, la gynécologue l’interrogea sommairement, sans lever la tête de son bloc-notes : – tu viens pour quoi ? – la date des dernières règles? – c’est la première fois? Elle s’allongea, des mains gantées de plastique vinrent palper ses organes, d’abord de l’extérieur, elles pétrirent ses bourrelets, les coincèrent entre les phalanges et les ongles… Nina pensa au tourniquet du métro, à ses griffes qui se refermèrent sur ses entrailles un jour où, distraite, elle n’avait pas avancé assez vite après avoir jeté sa pièce dans la machine. Les doigts s’insinuèrent en elle, ils fouillèrent, écartèrent la chair, l’étirèrent, s’enfoncèrent, soupesèrent ovaires, trompes, col de l’utérus. – T’es fatiguée ? – Oui. Des nausées ? Nina s’arracha un soupir d’approbation : la doctoresse venait de faire pivoter l’un de ses ovaires sur lui-même, comme une balle de tennis. – Eh bien voilà ma belle, qu’est-ce qu’on dit, félicitations, t’es enceinte !

Nina n’avait pas eu le temps de dire grand-chose. Elle ne savait pas si elle était contente. De toute façon, on ne lui posa pas la question. Elle se dirigea vers la station de métro, les bottes piétinant dans la neige brunâtre, mâtinée de boue. Elle se trompa plusieurs fois de direction. Elle se sentait lourde, une légère douleur enroulée en boule appuyait là où les règles tiraillaient d’habitude. Quatre mois s’étaient écoulés depuis le mariage. C’était logique que cela arrive maintenant. Tout le monde attendait ça, plusieurs de ses amies avaient déjà accouché. Iakob, son père, faisait des plaisanteries à tour de bras : il attendait son sacre en tant que grand-père avec impatience. Seule sa mère restait étrangement silencieuse sur la question. Sonia avait eu Nina sur le tard, elle avait déjà passé la trentaine ; elle travaillait comme couturière à l’usine depuis plus de dix ans, une employée consciencieuse, fidèle et taiseuse, une stakhanoviste à laquelle sa fille reprochait souvent sa rigueur ascétique. Elle ne partageait pas ses états d’âme avec elle. Au mariage de Nina, sa mère avait opiné du chef, un sourire avait détendu ses traits, le visage légèrement adouci par les cheveux relâchés pour l’occasion ; Alek était un homme bien, elle pouvait remettre sa fille entre ses mains sans se faire trop de bile. Pourtant, Sonia savait que son gendre faisait partie des maudits: en 1938, sa famille avait reçu un courrier type, le père d’Alek était « détenu sans droit à la correspondance », en d’autres mots : il avait été fusillé. Voilà qui ne faciliterait pas les choses pour sa fille, Sonia ne put s’empêcher de le penser, mais jamais elle ne fit la moindre remarque sur ce point.

Marina Skalova

© Revue Rabotnitsa (« La Travailleuse »), numéro de 1968/2

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